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Publié par De La Boisserie

- Cette affaire Wikileaks, c’est une première ?

Non, il y avait eu les Pentagon Papers au moment de la guerre du Vietnam. Et oublié quoiqu’il ait à l’époque donné lieu à des actions de censure de l’administration américaine, le numéro spécial de The Progressive de novembre 1979 (il est vrai en pleine affaire de la prise d’otages de l’ambassade US à Téhéran) qui « révélait » le secret de la bombe H, l’utilisation de la force physique de compression des rayons X. Les plans de la bombe américaine sont aujourd’hui consultables sur le Web. Relevons en revanche que le modèle russe dont Sakharov fut un des inventeurs, et que l’on dit un peu différent, n’est, à ma connaissance, toujours pas sur la toile dans ce luxe de détail. Comme quoi quand on veut protéger ses sources…

- Justement, Internet bébé du Pentagone, c’est l’histoire de l’arroseur-arrosé… Dès lors que l’espace de liberté d’expression se réfugie sur la toile, il était évident dès l’origine qu’une crise de type Wikileaks adviendrait.

Non, pas certain pour ses concepteurs. Il faut se replacer dans la vision très particulière que les Américains ont du monde, puisque Internet est effectivement leur joujou. Comme tout ce qui touche la liberté d’expression, ils sont incapables de raisonner out of the box. On a beaucoup de mal à le comprendre, nous, les héritiers de la vieille Europe humaniste. Une part de la haine ancestrale que les Américains nous portent tient en ce que, admiratifs mais complexés, ils ne comprennent pas notre liberté de parole. Même l’intelligentsia new-yorkaise (je pense à mon ami John R. MacArthur, patron de Harper’s Magazine) peine à se faire entendre. Il faut lire Tocqueville pour comprendre la différence entre les deux rives de l’Atlantique.

Dans son célèbre chapitre de Démocratie en Amérique I sur le despotisme, Tocqueville ne nous parle pas d’une autocensure que l’opinion publique imposerait aux minorités, il nous parle d’une véritable censure justifiée par cette prétendue opinion. Mais c’est la censure qui fait taire, pas l’opinion ni surtout le principe démocratique majoritaire : le paralogisme libéral est délibérément trompeur. Tocqueville écrit que l’individu est en butte à toutes les pressions pour rentrer dans le rang ou se taire, et s’il finit par céder à ce que nous qualifions désormais de harcèlement (« Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai. »), c’est parce qu’il n’a pas le choix et parle dans le désert. Et pour que les choses soient claires, Tocqueville illustre son propos de l’anecdote d’un journal de Baltimore seul hostile en 1812 à la seconde guerre contre les Britanniques, mis à sac de ce fait, ses journalistes lynchés mais les émeutiers relaxés ensuite par les juges. A bon entendeur… Dans ce contexte spécifiquement américain que le monde a redécouvert au soir du 11 septembre 2001, la liberté d’expression est une dissidence que la société tolère jusqu’à un certain point. Aussi, lorsqu’on dit que toutes les opinions sont admises aux Etats-Unis, il faut toutefois comprendre que l’espace public, journaux ou médias, n’est ouvert qu’à celles qui sont embedded, les autres sont possibles et libres mais rejetées en périphérie. On comprend aujourd’hui la pertinence de l’intuition tocquevillienne.

Or Internet devait, dans l’esprit de ses concepteurs, rester dans cette boîte. Il y aurait eu des sites dits alternatifs, dissidents, comme il y a toujours eu aux Etats-Unis une presse communautaire et associative que presque personne ne lit. Ce genre d’opposition est acceptable puisqu’il ne parvient pas à s’installer dans le débat public des médias de tous les jours, ceux que 95 % des Américains regardent. Reprenons par exemple Harper’s Magazine, un des rares mensuels avec The New Yorker qui puisse faire valoir une autre parole : ce n’est pas trahir la confiance de mon ami Rick que de révéler que, diffusion internationale comprise, il ne tire qu’à 30-35.000 exemplaires. C’est ridiculement peu, il atteint tout juste le seuil de rentabilité.

- Mais avoir accès aux médias audiovisuels ou éditoriaux n’est pas donné à tout le monde. Alors qu’avec Internet n’importe qui peut s’exprimer, la parole ne peut être contrôlée.

Si justement, ce qui est intéressant est que dans l’esprit de ses inventeurs le contrôle total était enfin possible. On a aussi quelque difficulté à le comprendre parce qu’on est totalement étranger, en Europe, à l’idolâtrie américaine pour la technique. Même ceux qui dénoncent le Big Brother que peut constituer Internet n’y croient pas intimement : or ses concepteurs l’ont mis dans le public en y voyant l’instrument de contrôle parfait rêvé par les utopistes des Lumières, annoncé par un Tocqueville inquiet de ce qu’il devina en Amérique, et cauchemardé plus tard par Orwell ou Huxley.

- Où était la faille ? Dans une erreur originelle de conception ?

Dans un hubris technologique aveuglant. Les Américains semblent avoir oublié une chose essentielle : dans cette panoptie à l’échelle universelle à laquelle vise Internet, il n’y a pas d’observateur et d’observé, c’est comme le prisonnier qui finit par en savoir autant sur son geôlier que ce dernier en sait sur lui. Internet n’est pas un miroir sans tain derrière lequel les grandes oreilles américaines des services de renseignement et d’écoute peuvent se planquer. Le rapport du Congrès américain sur le 11 septembre le dit quelque part : nos adversaires en savent davantage sur nous que nous sur eux. Il n’y a rien de paradoxal en cela, car le principe de numérisation dans une civilisation qui serait désormais celle de l’information impose qu’il soit utilisé rigoureusement pour tout. Comme les Américains croient que l’avantage technologique peut permettre à un acteur de dominer les autres, ils y ont tout mis. Ça leur revient dans la gueule.

Car pour quiconque prend un minimum de précaution, en laissant délibérément des « zones vides » dans sa propre organisation (comme ne pas mettre tous ses fichiers sur un ordinateur relié à Internet, payer en espèces certains achats, utiliser les bons vieux tickets de métro, ou téléphoner des quelques rares cabines urbaines mais en n’utilisant pas sa CB Visa, etc…), il est très facile d’échapper à cette surveillance. Il est surtout enfantin de subvertir le système : en en sortant. Or une pensée déterministe et freudienne ne peut envisager qu’il y ait un ailleurs à elle-même. La conséquence de cet autisme, c’est que le Pentagone est tout autant impuissant que l’étaient il y a 250 ans les censeurs de la Librairie royale face aux ouvrages des Lumières édités par nos philosophes chez de soi-disant imprimeurs hollandais, donc hors du circuit. C’est bien cela qui est intéressant dans cette crise : la confirmation de la fin du modèle managérial totalisant qui a fait le succès et la fortune des Etats-Unis tout au long du XXème siècle.

- Les Américains ont pourtant pris des mesures pour sécuriser le réseau SPIRN (Secret Internet Protocol Router Network) dont les documents publiés sont issus…

Sans doute encore que ce ne soit pas certain. Ils viennent seulement d’annoncer que désormais l’accès à ces documents serait limité et qu’ils seraient conservés cryptés. Le piège Internet, c’est que les précautions les plus élémentaires semblent avoir été totalement abandonnées. Il fut un temps, pas si lointain, ou ces documents auraient été systématiquement codés, et du temps des rois, chiffrés comme on disait alors. Prenons l’exemple célèbre du télégramme Zimmermann de janvier 1917, intercepté par les Britanniques, dans lequel le Reich proposait au Mexique une alliance militaire contre les Etats-Unis : c’était une succession de quatre ou cinq chiffres et il a fallu casser le code (voir l’intéressant article Wikipédia sur le sujet, notamment sur le fait incroyable que le télégramme avait transité par le télégraphe diplomatique américain). Quelle est donc cette foi irrationnelle dans le Web qui fait que, alors que les possibilités de codages ont été elles-aussi démultipliées et facilitées et qu’il serait facile de le faire pour toutes les communications sensibles, c’est tout le contraire qui se produit, et de vieilles pratiques pourtant éprouvées sont abandonnées ?

Mais pendant que les Think Tanks dissertent sur la cyberguerre et la cryptographie quantique, des documents sont dérobés et publiés en masse. Wikileaks, de ce point de vue, n’est pas une avancée conceptuelle, c’est l’utilisation d’une technologie nouvelle pour mettre en œuvre de vieilles méthodes. Au lieu d’avoir à photocopier les documents un à un nuitamment dans des bureaux vides, un ou plusieurs CD autorisent la fuite sur une ampleur jusqu’ici inconnue. Mais il n’y a pas de différence entre les Pentagon Papers et la crise actuelle : quelque soit le support, la démarche reste la même. Il n’aura ainsi échappé à personne que la presse joue cette fois-ci un rôle essentiel de vecteur de diffusion, notamment les cinq grands quotidiens qui se font les médiateurs et les garants de ces informations. Les sites n’interviennent que comme facilitateurs de l’information, parce qu’autrement il aurait fallu à ces journaux plusieurs suppléments de l’épaisseur d’un annuaire. Mais il n’y a pas de nouvelle ère de l’information, vous pouvez vous servir des moyens actuels, ça ne change rien à la donne.

- C’est donc un échec pour le Pentagone. Il lui faut tout revoir. Trente ans de révolution numérique pour se faire piéger par sa propre invention, c’est ridicule.

Bien plus que ridicule : c’est vraiment l’échec d’un mode de gestion du monde, d’une gouvernance que nous avons cru infaillible parce que les Américains en étaient eux-mêmes convaincus. Ils ont vraiment cru que le savoir égale homothétiquement le pouvoir. La pensée américaine est enfermée dans l’hypothèse déterministe de Condorcet et Laplace : si je peux tout savoir, je contrôlerai tout de ce seul fait sans avoir besoin d’agir. Sauf que ce sont eux qui sont désormais à découvert, transparents aux autres. Et pendant ce temps, l’ami Ben Laden reste introuvable, planqué dans sa vallée du Ladakh.

- Les risques sont importants pour les Etats-Unis, leur politique et leurs alliances ?

On est surtout dans la gesticulation, les Etats-Unis totalement impuissants à stopper les diffusions cherchant à mobiliser autour d’eux, sauf les rieurs bien entendu. Car sur le fond, c’est toujours le secret de Polichinelle qui est dévoilé, et les révélations de Wikileaks ne vont pas révolutionner le monde. Les précédentes publications n’avaient pas non plus bouleversé, on a eu confirmation de ce qu’on savait déjà, à savoir que les guerres américaines ne sont qu’une litanie de mensonges précédant une suite de massacres. C’est comme ces films hollywoodiens qui semblent découvrir maintenant qu’il n’y avait pas d’armes de destructions massives en Irak, alors que pour nous, Français, ils enfoncent des portes ouvertes dès 2003. Les Etats-Unis surveillent tout le monde et glissent des peaux de banane devant leurs Alliés ? La belle affaire, comme si on ne le savait pas depuis 1945 ! Nicolas Sarkozy est fasciné par le modèle autoritaire et paternaliste que constitue l’Amérique pour ce gamin pas éduqué, et était prêt, pour se faire remarquer de ce père de substitution, à envoyer l’armée française s’embourber en Irak – il l’a fait d’ailleurs en Afghanistan ? J’en ai fait le fondement de mon essai Sarko l’Américain en 2007. Il n’empêche que la France et son très provisoire président se font toujours traiter de tous les noms, et la réintégration dans l’OTAN n’y a rien changé. C’était couru d’avance, les Américains n’ont que mépris pour les gens qui se couchent, eux qui ne parlent que le langage de la force. Ça rend plus honteuse la présence d’un millier de nos officiers au sein de cette officine moribonde, même s’ils accumulent ainsi des points de retraite de manière moins risquée que sur le terrain.

C’est d’ailleurs ça le vrai problème de ces publications, pour tous les gouvernements autres qu’américain qui se sont alignés sur la politique étatsunienne et font croire à leurs opinions rétives, pour ne pas dire plus, qu’elles en retirent au moins de la considération. De ce point de vue, les publications sont salutaires et même saines pour la démocratie : nos élus n’ont qu’à écouter ce que leur disent leurs électeurs sur l’OTAN et l’Afghanistan. Il n’y a que les Atlantistes du Quai d’Orsay pour être choqués, et nos intellectuels néocons qui jouent aujourd’hui aux trois petits singes chinois : ils étaient déjà aveugles et sourds aux réalités américaines, les voilà muets désormais.

- On s’achemine vers une crise de confiance entre les Etats-Unis et leurs alliés ?

Wikileaks n’y est pour rien : ce sont les défaillances répétées des Etats-Unis qui ouvrent cette crise de confiance. L’Amérique est dans une impasse : ce n’est pas Wikileaks qui la rend impuissante, c’est parce qu’elle est sans auctoritas que cette manœuvre est possible et démontre incidemment son impuissance du seul fait que l’administration américaine est incapable d’y mettre fin. Ceci dit, dans le contexte d’échec actuel, la publication peut servir de prétexte à certains alliés pourtant indéfectibles pour couper les ponts avec un suzerain devenu inutile. Aussi les Etats-Unis ont beau crier au complot et se préparer à justifier leur débâcle par la théorie, déjà réchauffée au moment du Vietnam puisque reprise des généraux allemands à la fin de la première guerre mondiale, de « l’arrière qui lâche », on leur fera une fois de plus la réponse de Foch à Rethondes : ce qui vous arrive n’est jamais qu’une maladie de vaincus.

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Jean-Philippe Immarigeon est avocat, essayiste et historien. Il est l’auteur d’une trilogie sur la crise américaine. Dernier essai publié : La diagonale de la défaite, François Bourin Editeur, 2010. Voir également, « Du Chemin des Dames à Kaboul : la même erreur stratégique », in La guerre technologique en débat(s), L’Harmattan, 2010. (LA GUERRE TECHNOLOGIQUE EN DÉBAT(S), Sous la direction de Pierre Pascallon (L'Harmattan))

Voir aussi : http://americanparano.blog.fr

 

Source : http://www.newropeans-magazine.org/

 

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