Essai sur la chute du système soviétique, par Paul Tréhin (Blog de Paul Jorion)
Essai sur la chute du système soviétique à la fin du siècle dernier et les désorganisations similaires à craindre pour les régimes capitalistes de marché, avec à peu près les mêmes raisons, au courant de ce siècle…
Et si la chute des systèmes soviétiques planifiés était en fait analysable selon le matérialisme historique marxiste ? Et si cela devait arriver également bientôt aux pays occidentaux ?
La chute du système soviétique ne pourrait-elle pas être attribuée en partie au moins à des facteurs que la théorie marxiste avait envisagés : ce sont les évolutions des infrastructures, entre autres technologiques, d’un côté et la cupidité des dirigeants privés et publics de l’autre, qui conduisent à des révolutions. Analyse qui avait été inspirée à Marx, entre autre, par les situations catastrophiques qu’il avait pu observer lors de la révolution industrielle en Angleterre. Or des changements technologiques profonds ont affecté l’Union soviétique et ses satellites au milieu du siècle dernier : débuts de l’informatique, diversification des besoins apportée par la diffusion de l’information par des médias nouveaux à l’époque (radio et télévision). Les pays occidentaux vivent actuellement le même genre de changements technologiques amplifiés par les avancées techniques des équipements numériques… Les mêmes causes ne pourraient–elles pas provoquer les mêmes effets ?
Dans le cas de la chute en série des systèmes à économie planifiée vers la fin du XXème siècle, on retrouve des facteurs similaires à ceux de la révolution industrielle : un changement rapide et considérable des technologies modifiant radicalement, dès 1960, environ une trentaine d’années avant la chute, les rapports entre les facteurs de production capital et travail (dans le cas des systèmes soviétiques, il s’agissait d’un capital d’État) et par ailleurs l’absence de redistribution à l’ensemble de la société des gains de productivité réalisés suite à cette modification des rapports entre facteurs de production.
On doit aussi mentionner l’incapacité technique du système soviétique à s’adapter à l’évolution technologique : les plans ne permettaient de calculer des quantités de produits intermédiaires nécessaires à satisfaire une demande finale simplement estimée que si les coefficients d’échanges interindustriels restaient relativement stables, comme c’était le cas dans l’économie née de la révolution industrielle et aux débuts de la planification soviétique. Or avec les évolutions technologiques, ces coefficients d’échanges interindustriels variaient bien trop rapidement pour que les modèles de prévision à la base des plans quinquennaux puissent être adaptés suffisamment vite.
Il faut rajouter à cette difficulté de planification l’apparition de nouveaux médias de communication publique massive comme la presse, la radio et la télévision, même sévèrement contrôlés par l’état, et qui allaient changer très fortement les attentes des membres de la société en matière de consommation, rendant de fait l’estimation de la demande finale encore plus incertaine. Créant ainsi un appétit pour des biens jusqu’alors considérés comme les avatars du système capitaliste : l’automobile, le réfrigérateur, etc.
On peut noter que le phénomène « médias » n’a pas touché que les pays soviétiques, l’apparition de ces différents supports et leur pénétration envahissante dans la population en Occident a aussi joué un rôle sur les perturbations de l’économie de marché, les décisions des consommateurs étant de plus en plus influencées par des campagnes publicitaires et des effets de modes généralisés à des pays tout entiers ou à des comportements d’appartenance à des groupes sociaux-culturels (voir les travaux de Vance Packard « La persuasion clandestine », et aussi « Les Obsédés du standing » ou les travaux de Katz et Lazarfeld sur le rôle des « leaders d’opinion » rendus possibles par l’explosion de la disponibilité des médias). Ces phénomènes nouveaux éloignent encore plus l’hypothèse de rationalité économique des agents économiques, tant gestionnaires que consommateurs. N’oublions pas que la pénétration de la télévision dans les foyers américains puis dans ceux de l’OCDE a été encore plus rapide et a sans doute encore plus influencé les comportements sociaux que la pénétration d’internet.
Pour revenir à l’hypothèse sur la chute des économies régies par des systèmes soviétiques, une seconde cause est probablement l’absence de politiques sociales réellement modernes dans ces pays. Car il ne faut pas se leurrer, ce ne sont pas les campagnes de propagande politiques des dirigeants occidentaux tels que Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, qui ont mis les populations des anciens pays de l’Est dans les rues… Mais c’est bien l’incapacité des dirigeants des pays de l’Est à assurer une redistribution équitable des richesses produites dans leurs pays respectifs, richesses dont les apparatchiks s’étaient emparés tout autant que le font encore les grands dirigeants privés ou publics dans les pays de l’OCDE, laissant les couches modestes de la population à un niveau de survivance que Marx avait appelé « niveau de maintien de la force de travail », dont il pensait que ce serait principalement le fait des industriels capitalistes. Notons qu’avec l’automatisation de plus en plus poussée des processus de production, les entrepreneurs n’ont même plus à se préoccuper du maintien de la force de travail par un salaire minimal de subsistance, le travail étant de plus en plus exécuté par des machines entièrement automatisées…
Les dirigeants soviétiques et la nomenklatura n’ont pas fait autrement avec leurs villas de luxe au bord de la mer Noire et leurs limousines démesurées, leurs datchas dans la banlieue de Moscou et autres dépenses de luxe… Il faut se rappeler que Staline admirait le productivisme tayloriste ainsi que le fordisme. Fordisme dont les systèmes soviétiques n’ont pris que la version rationalisation des tâches industrielles et pas l’idée d’un accroissement des revenus du travail pour susciter un accroissement de la demande de biens de consommation.
Ce processus pourrait bien se reproduire dans les économies occidentales…
Soyons attentifs à ce que les mêmes causes ne provoquent les mêmes effets, cette fois dans les régimes capitalistes, désorganisés face aux changements technologiques et incapables d’assurer une répartition équitable des richesses créées, ce qui ne pourra à terme que susciter des désordres sociaux, désordres qui ne serviront ni les intérêts des salariés et des individus en situation de vulnérabilité sociale, ni les intérêts des entreprises. En effet, nos économies de marché sont incapables de gérer les changements technologiques trop rapides pour que le marché ait le temps de réagir ou que des réglementations étatiques puissent être conçues avant qu’une nouvelle évolution technologique ne vienne supplanter ou dépasser la précédente. Par ailleurs, il faut dire que ce ne sont pas les évolutions technologiques qui créent les révolutions mais bien la cupidité des dirigeants qui ne veulent pas partager les gains de productivité qu’elles ont permis. Quand je parle de gains de productivité et de création de richesse, fût-ce même au sens restrictif et abusif du PIB, on me pose souvent la question « Mais où sont passés ces gains de productivité du travail et les richesses qu’ils ont générés ? » A mon avis, ils ne sont pas tous allés vers la rente du capital comme voudraient le faire croire certaines analyses un peu trop simplistes.
En fait, dans une économie de marché dominée par le court terme, les dirigeants des entreprises ont préféré utiliser ces gains de productivité pour gagner un avantage compétitif par la baisse mutuellement suicidaire des prix, au lieu d’envisager d’autres moyens d’accroitre leur compétitivité, par exemple en utilisant les gains de productivité du travail pour réutiliser les forces ainsi libérées à une amélioration des produits et des services qui les accompagnent. Mais comme il s’agissait là de bénéfices à plus long terme, les financiers, souvent à la tête des entreprises, n’ont pas voulu de ce genre de solution, leur préférant des solutions à plus court terme et plus porteuses de bénéfices immédiats et moins risquées que des investissements dans des méthodes et des produits dont les bénéfices hypothétiques leur semblaient trop risqués…
Il est clair que dans la mesure où les financiers considèrent le plus souvent les salaires uniquement comme des coûts et non comme des investissements productifs, réduire la masse salariale est à leur sens une source immédiate de bénéfices, quand bien même les dirigeants des entreprises se verraient obligés d’utiliser les services d’entreprises de travail par intérim plus coûteux, mais pour les financiers, ce genre de dépense entre dans une autre ligne comptable que les salaires. Chassez la bureaucratie par la porte, elle revient par la fenêtre !
Les financiers ne voient pas non plus la différence entre les compétences intrinsèques de leurs propres salariés, connaissant parfaitement leur métier et sachant l’appliquer au produits de l’entreprise où ils travaillent et les compétences externalisées, forcément moins spécialisées et connaissant moins les produits et les méthodes de l’entreprise. Exemple, de décision comptable typiquement bureaucratique dans une même entreprise : un laboratoire L1 développe des produits de très haute technologie et manque de programmeurs, au vu des livres comptables, le laboratoire L2 dispose lui d’un excédent de programmeurs. Décision financière : transférons les programmeurs en excès dans le laboratoire L2 vers le laboratoire L1, où il en manque. Petit problème non perçu à travers les livres comptables, la technicité de la programmation dans le laboratoire L1 est hors de portée des compétences des programmeurs du laboratoire L2 qui travaillaient dans un domaine de programmation nettement moins technique que ceux du laboratoire L1, sans compter que les programmeurs en excès dans le laboratoire L2 et leurs familles n’avaient aucune motivation pour être délocalisés dans la région du laboratoire L1 où l’agrément de vie était au moins à leurs yeux bien moindre : climat plus continental, éloignement de l’océan, etc. Donc assez peu ont accepté l’offre qui leur était faite.
D’une certaine manière la vision financière et comptable n’est finalement pas tellement éloignée de la vision étatique fondée sur des plans bureaucratiques incapables de rester en contact avec la réalité du terrain. Il reste que tant dans les cas des régimes soviétiques que dans le cas de l’économie de marché, les gains de productivité horaires du travail n’ont pas été utilisés à une répartition plus équitable des richesses dégagées. Dans les pays régis par l’économie de marché, bien que l’accaparement des gains par des minorités influentes ait aussi existé, c’est probablement plus dans la guerre des prix suicidaire à laquelle se sont livrées les entreprises, y compris et sans doute surtout au niveau international, que dans la cupidité des plus riches qu’ont disparu les richesses créées par les gains de productivité occasionnés par les progrès technologiques. Guerre des prix qui a entrainé des baisses de revenus et des mises au chômage et encore moins de demande d’où d’autres baisses de revenus entrainant encore plus de mises au chômage car les prix devaient baisser davantage. Remarquons que nous-mêmes en tant que consommateurs sommes tombés dans le panneau en cherchant les prix les plus bas et en jouant ainsi le jeu de la concurrence suicidaire des entreprises… Le résultat risque bien d’être un accroissement de l’insatisfaction des populations qui, espérons-le, n’aboutira pas à des révoltes dont ni les dirigeants ni les membres de base de la société n’auraient rien à gagner.
Source : Blog de Paul Jorion (http://www.pauljorion.com/blog/?p=18053)