Evolution des Neurosciences : conséquences pour la défense, par Patrice Binder (Rapport CGARM 2012)
Regards-citoyens.com met à la disposition de ses lecteurs un rapport officiel public établi en 2012 par Patrice Binder, médecin général inspecteur, sur le thème : 'Evolution des Neurosciences : conséquences pour la défense'.
Introduction
A quel(s) besoin(s) militaire(s), et plus globalement de sécurité, peuvent répondre les Neurosciences ?
Le Conseil d’orientation de la recherche du Service de santé des armées (SSA) qui s’est tenu le 7 décembre 2011 a été l’occasion pour les États-majors et la DGA de renouveler l’expression de leurs besoins en recherche et expertise auprès du SSA. A côté des problématiques NRBC, les questions en lien direct avec les sciences cognitives et les neurosciences tenaient une grande place.
D’une manière générale la charge cognitive des combattants, qu’ils soient hommes du rang ou officiers en unités ou états-majors, qu’ils soient fantassins, personnels navigants, marins ou responsables de la logistique opérationnelle, est aujourd’hui reconnue comme étant un facteur déterminant à prendre en compte dans la capacité opérationnelle des forces armées. C’est par exemple l’évolution et l’extension à toutes les armées d’un outil de gestion des rythmes veille-sommeil (Cycl’Ops). La fatigue, les « stresseurs » de toutes natures altèrent la vigilance, l’attention, la mémoire de travail et l’aptitude à intégrer des informations ou à décider. Ceci est certes largement connu et admis, mais il est toujours très difficile de quantifier et de hiérarchiser les risques en l’absence d’indicateurs objectifs. De plus, le facteur individuel est important et pondère ce qui pourrait être une norme.
De nouvelles formes de combats, de nouveaux systèmes d’armes, de nouveaux équipements ou l’évolution des modes de travail dans les environnements militaires amènent le combattant aux limites de ses possibilités physiologiques et cognitives alors même que tout est pensé et conçu pour améliorer sa protection ou éviter les erreurs. La réduction des effectifs et la généralisation des postes multitâches exigent des performances cognitives et sensorielles de très bon niveau. L’apprentissage et l’entrainement font appel à des techniques pédagogiques de plus en plus élaborées reposant sur la simulation ou faisant appel à la réalité virtuelle. La robotisation de certaines tâches, l’utilisation de drones pour délivrer des armements expose moins les servants de ces systèmes au feu de l’adversaire et renforce donc la sécurité des combattants. En contrepartie, ces personnels sont plus vulnérables à des facteurs de déstabilisation psychologique encore mal évalués. En effet, dans les situations de combats auxquels ils participent, ils peuvent être très éloignés du terrain, voir vivre une vie de famille « ordinaire ». N’étant pas eux-mêmes en danger, ils assistent en temps réel au résultat de leur action sur l’adversaire… y compris aux possibles dégâts collatéraux. La question du profil et de la gestion psychologique de ces servants est une nouvelle question qui revient maintenant régulièrement au-devant de la scène.
La place de l’homme a toujours été considérée comme une question centrale dans la conception des systèmes militaires et dans leur emploi, mais bien souvent, les ingénieurs considèrent que l’homme s’adaptera toujours à des systèmes de plus en plus agiles, performants et restituant un volume d’information en croissance exponentielle. L’ergonomie tente de répondre de manière optimale au nécessaire compromis entre les capacités humaines et les besoins de performance des organisations et des systèmes militaires. Les études sur le devis de poids transportable par un fantassin remplissent des bibliothèques depuis des dizaines d’années…voire plus. Il est connu que la capacité d’emport est de l’ordre du 1/3 du poids corporel soit autour de 30kg. Pourtant force est de constater qu’il est de plus en plus difficile d’alléger les « hoplites numériques » que sont devenus les fantassins du XXIIème siècle. Cette expression est empruntée au titre d’un récent rapport IFRI (Institut Français de Relations Internationales) signé par le Ltd-Colonel Pierre Chareyron.
Ce rapport IFRI présente un intérêt à plus d’un titre, tout d’abord parce qu’il montre que la recherche d’une protection toujours plus efficace du combattant à pied se heurte à l’accroissement de la charge de son équipement par des protections passives, capables de s’opposer à des tirs adverses, mais aussi par les moyens lui permettant de rester en permanence connecté avec son groupe, de visualiser son objectif à l’aide de différents capteurs, voire de connaître son état physiologique ou tout au moins de transmettre des informations sur cet état :
« Le retour de l’armure chez le fantassin et l’accroissement de la technologie entrainent une augmentation nette (du poids) depuis la fin du XXème siècle. En outre, les dernières avancées technologiques font émerger la notion de « POIDS COGNITIF » qu’il faut désormais prendre en compte ».
L’auteur fait à plusieurs reprises le constat, sans pour autant traiter la question au fond, que la charge cognitive devient pour le fantassin, comme cela est le cas depuis longtemps pour le personnel navigant, un facteur limitant clé de la capacité opérationnelle.
La supériorité informationnelle est considérée déterminante, comme l’était, à une époque récente, la supériorité technologique :
« L’avènement d’une nouvelle génération d’équipements, permettant de tirer profit des technologies de l’information au niveau du combattant individuel, impose désormais d’aborder la question de l’évolution du combat d’infanterie sous l’angle de la supériorité informationnelle ».
Toutefois, la gestion du flux d’informations sensorielles (visuelles, auditives, proprioceptives) et de données (chiffrées ou textuelles) à intégrer en temps réel aboutit souvent à une surcharge informationnelle empêchant l’individu de se concentrer sur sa tâche et d’effectuer les corrélations desdites données. Les actes reflexes peuvent en être altérés.
A ces facteurs entièrement tournés vers sa mission opérationnelle, il faut ajouter des facteurs environnementaux et sociétaux : le militaire en opération n’est plus un individu coupé du monde ; c’est un homme ou une femme qui peuvent en temps réel être en contact phonique et visuel avec leur famille, leurs amis quel que soit le continent où ils se trouvent.
La dimension psychologique, le « mental », qui a toujours été considéré comme un facteur de succès dans l’emploi des forces armées, se complexifie, et sa préparation, son accompagnement deviennent essentiels pour maintenir la « force morale » à un niveau optimal. Depuis que la guerre existe l’homme a recherché les moyens de stimuler l’ardeur du combattant et d’accroitre sa « volonté de vaincre » de différentes manières :
- l’ardeur religieuse - les croisades, la guerre sainte, et l’espoir d’un paradis dans l’au-delà souvent peuplé de délices propres à éveiller tous les fantasmes (Houris) ;
- les substances addictives - alcool, drogue (Haschisch) ;
- puis, à partir de la seconde guerre mondiale, avec l’avènement des amphétamines, suivi du LSD qui a été expérimenté dans les années cinquante dans le cadre de programmes portant sur les effets de drogues « psychostimulantes ou psychodysleptiques ». Ces études ont été menées aux USA dans le cadre du programme MKULTRA. Ces expérimentations de « psychopharmacologie » sont aujourd’hui très critiquables aussi bien sur leurs objectifs, que sur la manière dont elles ont été conduites. Elles furent néanmoins parmi les premières approches scientifiques expérimentales sur le système nerveux à impliquer directement des militaires afin essentiellement d’améliorer les procédés des services de renseignement.
Depuis, le champ d’intérêt des Neurosciences pour les besoins militaires s’est considérablement élargi.
Le premier volet est bien évidemment celui des neurosciences biomédicales destinées à la prise en charge des blessés et victimes militaires : traumatismes crâniens et lésions de l’encéphale nécessitant des actes de neurochirurgie, mises en condition pour les évacuations sanitaires, souffrances cérébrales consécutives à des intoxications (armes chimiques organophosphorées), traumatismes psychologiques et syndromes post-traumatiques.
Le second volet est lié aux technologies et moyens permettant d’assurer la performance des militaires et touchant leur rapport avec les systèmes (interfaces) qu’ils mettent en oeuvre afin qu’ils soient opérants.
Les technologies ayant trait aux systèmes de recueil d’analyse et de transmission d’information, aux aides sensorielles et à leurs éventuels conflits, à la perception cognitive et sa traduction en décisions et leur possible dégradation sont centrales dans ce second volet. Il couvre les questions de « charge sensorielle et cognitive » et les moyens de les résoudre, soit à travers des systèmes, soit grâce à des substances pharmacologiquement actives. Comme le volet suivant, il est au centre du travail réalisé au cours de cette étude.
Le troisième volet porte également sur les aspects cognitifs des Neurosciences et plus particulièrement sur l’apport potentiel des Neurosciences dans l’amélioration des stratégies de sélection, d’apprentissage et d’entrainement des militaires en fonction des postes qu’ils sont amenés à occuper au cours de leur carrière. Il ne s’agit pas pour les militaires d’expliquer le fonctionnement du cerveau en allant au coeur de l’organisation et de la chimie des neurones, mais d’exploiter des résultats scientifiques pour mieux qualifier et quantifier leurs besoins et organiser de manière optimale la préparation des opérations et leur gestion.
Les enjeux, n’en doutons pas, sont importants et les dérives possibles évidentes. Le volet éthique est donc central et est traité en bonne place dans ce rapport avec les recommandations qui en sont issues.
Voir le rapport : CGARM RAPPORT&ANNEXES Evolution des Neurosciences VF Septem
Voir également :
* Les neuf technologies du futur qui vont changer le monde (Up' Magazine)
* Introduction à la cyberstratégie, par Olivier Kempf
* http://www.weforum.org/content/pages/risk-and-responsibility-hyperconnected-world