Laurent Mucchielli : "La réaction politique est de traiter les émeutes comme un problème de délinquance" (Le Monde)
Si les émeutes urbaines françaises ont toujours été tournées contre l'Etat, c'est loin d'être le cas en Angleterre, qui a connu de nombreux conflits inter-communautaires, explique Laurent Mucchielli, sociologue spécialisé en criminologie et auteur d'un blog sur la sécurité hébergé par Le Monde.fr. " Sans prétendre à une analyse complète de la crise britannique ", le chercheur rappelle les ingrédients qui alimentèrent les précédentes crises françaises, à rapprocher de l'actualité anglaise :
Peut-on voir, entre les émeutes de France et d'Angleterre, des causes ou des éléments déclencheurs similaires ?
Il y a un premier élément de comparaison qui saute aux yeux : en Angleterre, l'émeute suit la mort d'un jeune du quartier dans le cadre d'une opération de police [jeudi 4 août, Mark Duggan, père de famille d'origine antillaise, est tué par les tireurs d'élite de la Met (Metropolitan police)]. En France, c'est le même type de facteur déclenchant : la mort de deux jeunes électrocutés dans un site EDF à Clichy-sous-Bois, au cours d'une opération de police "pour rien" puisque les soupçons de vol étaient infondés. A Villiers-le-Bel en 2007, c'est le décès de deux adolescents à moto, percutés par une voiture de police, qui provoque également les émeutes.
Derrière ces drames, il y a la réponse des pouvoirs publics, qui sont dans le déni. [En Angleterre, le vice-premier ministre, Nick Clegg, a déclaré que "la vague de violence gratuite n'a absolument rien à voir avec la mort de Mark Duggan".] En France, le ministère de l'intérieur avait affirmé, a priori, que la police n'était pas en tort. Cette réaction nie la souffrance des familles et des proches, les empêche de se constituer en victimes, et donne l'impression que ces jeunes sont morts pour rien, de manière absurde.
Ces éléments déclencheurs font exploser la situation dans un contexte de fort chômage et de misère économique dans les quartiers pauvres. Les motivations plus profondes qui expliquent ces crises sont toujours un sentiment d'injustice, des humiliations, des contrôles de police, une impression de "no future" qui, accumulés au quotidien, finissent par déchaîner une vague d'émotion collective, c'est-à-dire une émeute. Spécificité française : la cible des émeutiers n'était pas seulement la police et l'Etat, mais aussi l'éducation. L'échec scolaire est davantage dramatisé dans le pays du mythe de l'école républicaine intégratrice.
Cocktails Molotov, lancers de projectiles sur les policiers, voitures brûlées : les moyens utilisés par les émeutiers paraissent similaires dans les deux pays...
Oui, mis à part les pillages, qui semblaient moins répandus en France, peut-être à cause de la configuration urbaine : que voulez-vous piller dans les quartiers excentrés de Clichy-sous-Bois, loin des commerces ? Pour le reste, si le même type de violence est employé, c'est parce que c'est le dernier moyen d'expression qui reste dans ces quartiers.
Certains ont comparé les émeutes de 2005 au mouvement anti-CPE qui a suivi, arguant que les étudiants savaient, eux, s'exprimer. Mais la grande différence, c'est que les jeunes des ZUS [zones urbaines sensibles] n'ont aucune représentation, pas de syndicats, de banderoles, de slogans, de service d'ordre... Bref, il n'y a pas d'organisation politique, les populations sont totalement isolées. Ce qui se ressent d'ailleurs dans les taux d'abstention [Ils avoisinaient les 50 % aux premiers tours des élections législatives de 2007 et municipales de 2008, par exemple, selon un rapport de la Délégation interministérielle à la ville (PDF)].
Il faut rappeler qu'en 2005, les émeutes ne se sont pas propagées dans toutes les ZUS. La police a expliqué ces disparités en fonction de l'implantation des trafics de drogue. Selon nos recherches sociologiques, c'est l'implication des élus locaux et l'existence d'un réseau associatif – qui constituent une médiation, une forme de représentation collective – qui ont fait la différence.
Du côté des pouvoirs publics britanniques, apporte-t-on le même type de réponse qu'en France ?
La réaction politique dominante, dans les deux cas, est de traiter les émeutes comme un problème de délinquance et de réagir par des rappels à l'ordre. C'est un déni des enjeux sociaux et politiques qui les sous-tendent. L'erreur est de prendre un petit bout de la réalité – les destructions, pillages, voitures brûlées – et de réduire la crise à ces phénomènes spectaculaires. Or il y a des motivations derrière ces actes de délinquance.
Autre erreur, peut-être volontaire : tenir un discours selon lequel une minorité de délinquants prennent en otage leur quartier. En réalité, il y a plusieurs lignes dans ces émeutes : la première, la plus visible, est composée des jeunes qui vont le plus loin, le plus au contact des forces de l'ordre. On retrouve ici des personnes déjà connues des services de police, qui ont moins à perdre. En deuxième ligne, il y a tous ceux qui suivent : des jeunes scolarisés, en insertion professionnelle, qui n'agiraient pas sans meneurs et qui partagent avec ces derniers bien autre chose que la simple délinquance. Enfin, il y a tous ceux qui ne participent pas mais qui sont sur les trottoirs ou aux fenêtres, et qui encouragent : les femmes, les parents, les plus âgés... Donc, la stratégie consistant à stigmatiser les émeutiers ne correspond pas à la réalité : c'est une tactique policière qui vise à isoler les meneurs. Ce qui est grave, c'est quand cette logique apparaît dans le discours de l'Etat pour interpréter les émeutes.
Au-delà de la comparaison, y a-t-il une possibilité que ces émeutes passent de l'Angleterre à la France ?
Non, c'est pur fantasme. Il n'y a pas de phénomène magique d'une émeute qui traverserait la Manche. " Prolétaires de tous les pays, unissez vous ", ça n'existe plus en 2011 ! En France, il n'y a pas d'élément déclencheur au niveau local.
Source : Le Monde
Voir également sur ce blog :
* Contre la dictature financière, la révolte nécessaire, par Edwy Plenel (Mediapart)