Le 14-Juillet, comme son défilé militaire, est contesté depuis sa création en 1880, par Thomas Wieder (Le Monde)
La proposition d’Eva Joly [de substituer au défilé militaire un « défilé citoyen »] ravive le débat sur les formes de commémoration de la fête nationale.
Etonnés ? Pas du tout. Quand on les fait réagir à la polémique déclenchée par la proposition d’Eva Joly de supprimer le défilé militaire du 14-Juillet, les spécialistes des commémorations n’expriment pas la moindre surprise : « Depuis qu’il a été institué comme fête nationale, en 1880, le 14-Juillet n’a cessé de susciter des contestations » , rappelle le politologue Olivier Ihl, auteur de La Fête républicaine (Gallimard, 1996). « Comme la Marseillaise ou le drapeau tricolore, la fête nationale a toujours eu ses partisans et ses détracteurs », ajoute l’historienne Rosemonde Sanson, auteur d’une thèse sur Les 14-Juillet de 1789 à 1975 (Flammarion, 1976).
Le 14-Juillet, vieil objet de débat, donc. Mais pourquoi ? Il faut, pour le comprendre, remonter à 1880. Dix ans après sa proclamation, la IIIème République, enfin aux mains des vrais républicains, se cherche un jour de fête. Reste à savoir lequel. A l’extrême gauche, les uns proposent le 21 janvier, en souvenir de l’exécution de Louis XVI, en 1793 ; d’autres suggèrent le 24 février, en évocation de ce jour de 1848 où l’abdication de Louis-Philippe nourrit l’espoir d’une République sociale. Au centre-droit, en revanche, le 4 août plaît beaucoup : la célébration de cette nuit de 1789 où les privilèges ont été abolis a l’avantage de mettre en lumière les représentants du peuple plutôt que le peuple lui-même. Pour les modérés, le 4 août a le mérite de célébrer le progrès sans encourager la subversion.
Aucune de ces dates, toutefois, ne fait l’unanimité. Le 14 juillet non plus, mais disons qu’il divise un peu moins. « La loi du 6 juillet 1880, qui fait du 14 juillet la fête nationale, est habile, car elle ménage une certaine ambiguïté, explique Rosemonde Samson. Les républicains les plus à gauche pensent au 14 juillet 1789, c'est-à-dire à la prise de la Bastille. Les républicains plus modérés, eux, ont en tête le 14 juillet 1790, c'est-à-dire la fête de la Fédération. » Autant dire que tous y trouvent leur compte : ceux qui veulent célébrer la chute de la tyrannie, et ceux qui préfèrent commémorer l’unité nationale.
A peu près consensuel pour les républicains, le choix du 14 juillet comme fête nationale est en revanche brocardé par les extrêmes. A droite, ceux qui n’ont jamais digéré la chute de l’Ancien Régime fulminent. Pour eux, la chose est claire : c’est bien le 14 juillet 1789 que la République célèbre. Or ce jour, comme le dénonce une brochure royaliste de l’époque, fut un jour d’ « émeute populacière et avinée », de « barbarie sauvage » et de « cannibalisme ». Bref, « le vrai commencement de l’époque révolutionnaire si justement appelée Terreur ».
Cette opposition de la droite antirévolutionnaire aux cérémonies du 14-Juillet, tout en s’atténuant avec le temps, perdurera. « Le 14-Juillet, les monarchistes ont longtemps arboré des drapeaux blancs, boycotté les banquets républicains et célébré des messes en mémoire des victimes de la Révolution », rappelle Olivier Ihl. De ce côté de l’échiquier politique, d’autres dates, en revanche, joueront le rôle de contre-fêtes nationales : le 8 mai, par exemple, en souvenir de ce jour de 1429 où Jeanne d’Arc délivra Orléans.
A l’extrême gauche aussi, le 14-Juillet a longtemps été contesté. Pour les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires, en effet, cette date scelle le triomphe de la République bourgeoise. Leur critique, d’ailleurs, ne vise pas seulement le défilé militaire – lequel, à l’origine, se déroulait à Longchamp et visait à entretenir dans l’esprit des Français l’esprit de revanche, suite à la perte de l’Alsace et de la Moselle, en 1871. Elle vise, plus largement, l’ensemble des festivités organisées ce jour-là, la fête nationale étant perçue à l’extrême gauche « comme la fête de l’ivrognerie par laquelle le patronat et le gouvernement tenteraient de faire oublier à l’ouvrier son sort misérable », ainsi que le souligne Christian Amalvi dans Les lieux de mémoire (sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, 1984).
Avec le temps, toutefois, les passions s’émoussent. Fête de la République triomphante, le 14-Juillet devient, au fil des ans, la fête de la nation tout entière. Les guerres seront pour beaucoup dans cette évolution. Le 14 juillet 1919, auquel reste attaché le souvenir d’un grandiose défilé sur les Champs-Elysées en présence des maréchaux Foch et Joffre, et le 14 juillet 1945, marqué par trois jours de festivités présidées par le Général de Gaulle, comptent ainsi parmi les grands moments de liesse populaire du XXème siècle. Tout comme le 14 juillet 1989, celui du Bicentenaire, marqué par le succès du défilé nocturne conçu par Jean-Paul Goude.
Si la date a fini par être acceptée comme fête nationale par ceux qui l’avaient jadis vouée aux gémonies – même le régime de Vichy ne l’a pas abolie -, la forme des festivités, elle, a continué d’être questionnée. « Sous le Front populaire, le gouvernement a organisé, en plus du défilé militaire, une grande manifestation de la Bastille à la Nation, peut-être dans l’esprit de ce qu’imagine Eva Joly, rappelle ainsi Roseline Sanson. Même chose après 1958 : dans des municipalités de gauche, des rassemblements citoyens ont été organisés contre le pouvoir gaulliste volontiers dénoncé comme le résultat d’un coup d’Etat. » En 1974, c’est Valéry Giscard d’Estaing lui-même qui innove, en choisissant pour la revue des troupes l’axe Bastille-République, c’est-à-dire le cœur du Paris révolutionnaire. La décision s’inscrit dans un mouvement plus large de « dépoussiérage » dont témoigne également l’abandon, par « VGE », de la commémoration du 8 mai 1945.
Faut-il, dès lors, renoncer au défilé militaire ? Sur ce point, les historiens sont divisés.
« A une époque où, heureusement, mourir pour la patrie n’est plus le summum de la citoyenneté, on peut s’interroger sur le maintien d’un rituel devenu essentiellement folklorique » explique Christophe Prochasson, coauteur du Dictionnaire critique de la République (Flammarion, 2002).
« Le 14-Juillet, comme la Marseillaise, c’est du rituel pur : bien sûr que cela a des accents guerriers, mais c’est parce que la guerre fait partie de l’histoire de la Révolution française, et commémorer, cela ne veut pas dire qu’on appelle aujourd’hui à la guerre », ajoute l’académicien Pierre Nora.
« Quand on convie les Allemands sur les Champs-Elysées, comme il y a quelques années, le message n’est pas belliciste : c’est au contraire un message de paix qui est délivré. Tout dépend donc du sens que l’on donne au défilé militaire », nuance pour sa part Jean-Noël Jeanneney.
« Les formes de la commémoration peuvent évoluer, admet de son côté Olivier Ihl. C’est vrai que, depuis la suppression du service militaire [en 1996], le défilé n’est plus celui de la nation en armes mais seulement celui d’un corps de professionnels. Cela dit, dans un pays qui a connu des coups d’Etat, il n’est peut-être pas irresponsable que la fête nationale soit associée à un rituel qui symbolise la domestication de la violence publique légitime par le pouvoir civil ».