"Le déséquilibre du système pénal sape l'Etat de droit", par Mireille Delmas-Marty (Le Monde du 25 novembre 2010)
Mireille Delmas-Marty, professeur au Collège de France et présidente, en 1990, de la Commission Justice et Droits de l’homme, revient sur la portée de l’arrêt Moulin, rendu mardi 23 novembre par la Cour européenne des droits de l’homme. Pour la Cour, le procureur français « ne remplit pas les garanties d’indépendance exigées par la jurisprudence pour être qualifié de juge ».
En quoi la décision de la Cour européenne des droits de l’homme est-elle importante ?
L’arrêt confirme que la question du parquet est absolument centrale dans la réforme de la procédure pénale, devenue quasiment inéluctable. Si l’on regarde ce qui s’est passé depuis quelques mois, il est clair que tous les clignotants sont allumés. Trois arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sont intervenus en moins d’un an, et qui touchent un problème majeur puisqu’il s’agit de priver de liberté des personnes présumées innocentes.
Il y a encore eu trois arrêts le 19 octobre de la Cour de cassation sur la garde à vue, et des décisions du Conseil constitutionnel, qui insistent sur le déséquilibre à l’intérieur de la justice pénale. Le Conseil, dans la décision du 30 juillet, considère que « des modifications des règles de la procédure pénale » « ont conduit à un recours de plus en plus fréquent à la garde à vue et ont modifié l’équilibre des pouvoirs et des droits fixés par le code ». Il ajoute « la proportion des procédures soumis à l’instruction n’a cessé de diminuer et représente moins de 3% des jugements et ordonnances rendues sur l’action publique ». Il reconnaît que « dans des procédures portant sur des faits complexes ou particulièrement graves, une personne est désormais jugée sur la base des seuls éléments de preuves rassemblés avant l’expiration de sa garde à vue ».
Il y a ainsi un déplacement des pouvoirs vers la police et le parquet. Nous disions dès 1990, dans la commission Justice et Droits de l’homme, qu’il fallait rééquilibrer les pouvoirs entre le siège et le parquet, entre le judiciaire et l’exécutif, entre la justice et la police. Ce déséquilibre croissant sape les bases de l’Etat de droit, défini par l’équilibre entre les pouvoirs, plus que par leur séparation. Notre système pénal est en train de marginaliser progressivement les juges, c’est déjà fait pour les juges d’instruction, plus récemment pour les juridictions de jugement, en transférant de plus en plus de pouvoir aux procureurs. Presque la moitié des affaires pénales se terminent par des mesures choisies par le parquet.
Le projet de réforme de la procédure pénale constitue-t-il une avancée ?
Il ne suffit pas de modifier quelques textes. Bien sûr le projet de loi sur la garde à vue est un progrès dans la mesure où il renforce la place et le rôle de l’avocat au stade de la garde à vue mais c’est un progrès très insuffisant, d’ailleurs assorti de dispositions dérogatoires contraires à la jurisprudence européenne et à celle de la Cour de cassation. En outre le projet maintient les prérogatives du parquet dans la prolongation de la garde à vue et permet au procureur de retarder de douze heures l’arrivée de l’avocat, alors que le parquet, dont l’arrêt Moulin rappelle qu’il est indivisible, est une partie au procès et qu’il faut assurer l’égalité des armes entre les parties.
Ce qui me frappe surtout, c’est que le projet du gouvernement, comme l’avant-projet de 400 articles du printemps dernier, n’aborde pas la question essentielle : plus on transfère de pouvoirs au parquet, plus son indépendance devient nécessaire, même s’il faut un changement constitutionnel pour l’assurer. Ou alors il faudrait réduire considérablement ses pouvoirs.
Comment s’explique cet accroissement continu du rôle du parquet ?
Tant que le juge d’instruction était au XIXe siècle un officier de police judiciaire choisi par le parquet, il traitait 40% des affaires pénales. Avec l’arrivée, en 1897, de l’avocat dans le cabinet des magistrats instructeurs, on a commencé à lancer des enquêtes de police parallèles. En 1958, le juge d’instruction a été un peu libéré de la tutelle du parquet, mais ces enquêtes ont été officialisées : le taux d’instruction est alors tombé à 20%. Et puis les années suivantes, avec le débat contradictoire qui renforçait le rôle du juge, les enquêtes dirigées par le parquet se sont multipliées. Comme si renforcer les garanties d’un côté amenait à créer des procédures parallèles sans garanties. C’est d’ailleurs ce que prévoit le projet du gouvernement, qui renforce les garanties pour la garde à vue, mais invente l’audition dite libre qui n’en a aucune.
Vous avez eu raison trop tôt ?
Ce qui m’afflige, c’est que ce que nous envisagions comme le pire est devenu réalité. Nous disions que la procédure pénale ne souffre pas de l’indifférence du législateur mais de la répétition de lois insuffisantes, partielles, incomplètes, une sorte de bégaiement législatif. Or depuis 1990, il y a eu une accumulation inimaginable de lois sur le même sujet. L’autre prévision qui s’est révélée fondée, et au-delà, c’est la marginalisation des juges : nous avions prévu celle du juge d’instruction, mais pas celle des juridictions de jugement. Quand on met bout à bout ces petites réformes ponctuelles, on arrive à un panorama assez clair: un renforcement systématique des pouvoirs de la police et du parquet, une marginalisation des juges. C’est inquiétant pour un état de droit. D’autant que tout se passe comme si la crainte d’un parquet indépendant allait de pair avec la méfiance à l’égard des juges.
Voir également : Justice : l'exception française condamnée (Le Monde)