Les dépenses militaires : la fin des cycles ? par Yves Bélanger et Aude Fleurant
Cet article retrace le cheminement du plus récent cycle des dépenses militaires mondiales (1989-2010) et met en évidence les phénomènes économiques et industriels qui l’ont caractérisé. Il se penche également sur la période contemporaine d’où émane un processus d’investissement plus soutenu à l’échelle internationale qui pourrait bien mettre fin à cette évolution cyclique des dépenses militaires. Au delà de cette question, le texte fait le point sur de nombreux sujets essentiels à la compréhension de l’économie militaire contemporaine tels l’émergence d’un nouveau paradigme sécuritaire, le tracé technologique qui l’a accompagné et la mutation au sein de la base industrielle de défense qui en a résulté.
This article traces the progression of the most recent cycle of world military spending (1989-2010), highlighting both economic and industrial phenomena that made it distinct. It also examines the current period, in which there is a sustained military investment process on an international scale, a trend that could well put an end to the cyclical profile defence spending has shown since the end of World War 2. Beyond this issue, the text provides an update on a number of subjects essential to a better understanding of the current defence economy such as the adoption of a new security paradigm, the evolution of military technology that occurred with it, and the defence industry transformation that was a consequence of it.
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1 La question de l’influence des dépenses militaires sur le cycle économique a fait couler beaucoup d’encre au fil des années et nombreux sont ceux qui ont estimé que l’injection de ressources dans le champ de la défense pouvait alimenter positivement le fonctionnement du marché, surtout en période de guerre et de sous-emploi1. Autrefois partisan de cette thèse, John K. Galbraith concluait vers la fin de sa vie qu’il en allait tout autrement et, qu’au contraire, la production militaire était le fait de firmes faisant obstacle à l’action régulatrice et fraudant littéralement le système en servant des intérêts particuliers2. Galbraith venait de faire sienne la théorie du complexe militaro industriel comme force manipulatrice des États et obstacle au développement des sociétés. Il faut dire que plusieurs chercheurs, comme lui, ont critiqué l’incidence positive des dépenses militaires au cours des années 1960-19903.
- 4 Kennedy, Paul (1987). The Rise and Fall of the Great Powers, New York, Random House, 677 pages.
- 5 Voir par exemple Harrison, Mark (1998). The Economics of World War II : Six Great Powers in Intern (...)
- 6 Fontanel, Jacques (2005). La globalisation en « analyse » : géoéconomie et stratégie des acteurs, (...)
2 On s’est également intéressé à l’impact des dépenses militaires sur l’influence des nations dominantes. On se souviendra des travaux de Paul Kennedy concluant que les dépenses militaires des États hégémoniques finissent par saper leur influence économique4. Cette thèse a été beaucoup critiquée entre autres pour les parallèles établis entre des sociétés dispersées sur plusieurs millénaires. L’incidence des phénomènes de court terme est apparue beaucoup plus déterminante aux yeux de plusieurs, notamment en regard du coût des guerres, des politiques étrangères, de la capacité de mobilisation au plan économique ou du mode de gouvernance des États5. Il faut bien reconnaître que, pour paraphraser Jacques Fontanel, l’économie de l’armement n’a de sens qu’au regard des menaces militaires et que l’évolution « des dépenses militaires des ennemis potentiels est un facteur explicatif de la course aux armements »6.
- 7 Stockholm International Peace Research Institute (2009). SIPRI Yearbook 2009 : Armaments, Disarmam (...)
3 Cette relation entre dépenses militaires et performance économique avait plus d’importance il y a 30 ou 40 ans lorsque les budgets de la défense captaient une portion significative du PIB (8 à 10 %) et constituaient souvent la principale dépense des gouvernements. Cela est peut-être moins pertinent aujourd’hui alors que les dépenses militaires se situent plus rarement au-dessus de la barre du 5 % du PIB. Aux États-Unis par exemple, aujourd’hui arsenal du monde, elles totalisent 4 % du PIB7. La Chine que plusieurs voient comme la puissance militaire montante y consacre moins de 2 % de sa valeur de production nationale. L’impact des dépenses militaires sur l’économie globale est sans doute encore une réalité, mais leur capacité à en bouleverser la trajectoire n’est certainement plus ce qu’elle était.
- 8 Grossman, Herschel I. et Juan Mendoza (2001). Butter and Guns : Complementarity between Economic a (...)
- 9 Le gouvernement canadien proposait ce type d’approche dans son livre blanc de 1994.
- 10 Matthews, William (2008). Defense Spending Rises Above Financial Turmoil, Defense News, 13 octobre (...)
4 Par contre il n’est pas rare de voir un pays ponctionner son budget de la défense en vue de contribuer à la solution de problèmes économiques. C’est souvent là que campe aujourd’hui la problématique du « Guns and Butter » ou du beurre et des canons8. D’ailleurs les analystes sont nombreux à annoncer ces jours-ci une diminution des dépenses militaires (aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en France…) en vue de soulager un déficit gouvernemental record9. Mais même dans ces analyses il y a rarement concordance entre ce qui se passe dans l’économie et la ligne suivie en défense10.
- 11 Eloranta, Jari (2008). Military Spending Patterns in History, EH.net Encyclopedia, edited by Rober (...)
- 12 SIPRI Yearbook.
- 13 Bellais, Renaud (2010). Les groupes d’armement face à la crise, Le débat stratégique, CIRPES, no 1 (...)
- 14 Hébert, Jean-Paul (2009). Dimensions régionales de la production et des transferts d’armement, dan (...)
5 Pour nombre de chercheurs l’économie de défense fonctionne selon sa propre logique et son propre cycle11. Chaque année diverses publications diffusent des chiffres qui semblent bien démontrer que les dépenses mondiales en défense traversent tantôt de longues phases de croissance, tantôt de longues périodes de décroissance. La plus célèbre de ces publications est sans doute l’annuaire du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI)12. Renaud Bellais rappelais récemment la dynamique du cycle en défense et affirmait que les entreprises militaires échappent aux difficultés économiques actuelles parce qu’elles bénéficient « de cycles longs de production » qui s’inscrivent dans une logique autonome des dépenses publiques13. Le phénomène semble sans appel et c’est ce caractère apparemment inéluctable qui nous amène à analyser le sujet d’un peu plus près, question d’en saisir la logique et la dynamique. D’autres analystes, généralement européens14, ont étudié le sujet avant nous mais leur voix s’est un peu perdue dans le bruit assourdissant des grandes études américaines.
6 Premier constat, on observe une relation généralement directe entre l’allocation de fonds aux forces de défense et les conflits d’envergure. Les guerres en Irak et en Afghanistan semblent avoir eu cet effet. Le graphique 1 montre qu’entre 2001 (moment du déclenchement de la guerre contre la terreur) et 2008 les dépenses mondiales se sont accrues de 36 % en dollars constants alors qu’au cours des années 1990 elles avaient chuté de 28 %. En reculant plus loin dans le temps on constaterait l’existence de mouvements à la hausse pendant la guerre du Vietnam, la guerre de Corée et aussi, bien entendu, pendant les deux grands conflits mondiaux qui ont ponctué le XXième siècle. Mais en analysant le sujet d’un peu plus près on découvrirait aussi que ce sont surtout les crises et l’insécurité qui en a résulté qui ont alimenté ce cycle. En effet la guerre de Corée n’explique pas la hausse des investissements en défense de la fin des années 1950 et du début des années 1960, pas plus que la guerre du Vietnam ne permet de comprendre le réinvestissement massif de la première moitié des années 1980. La rhétorique anti-soviétique de ces périodes propose une interprétation plus éclairante.
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