Les dettes souveraines ont-elles une origine monétaire ? par Bruno Mortier
Il ne se passe désormais plus un jour sans que l'on parle de dette souveraine. La monnaie, ou plus exactement l'excès de monnaie, pourrait en réalité jouer un rôle fondamental dans ce véritable fléau que connaissent les principales économies. Jusqu'à la fin des accords de Bretton Woods en 1971, le dollar était lié à l'or. Le taux de change des monnaies permettait, par un moyen logique, d'en déterminer la contrepartie. Depuis cette date, les monnaies ne sont plus liées qu'à elles-mêmes de sorte que la plupart des grandes puissances économiques ont pu augmenter considérablement leur masse monétaire sans autre contrepartie que la confiance du monde dans l'économie de ces pays. Cette confiance paraît aujourd'hui menacée avec l'explosion des dettes souveraines.
Lorsqu'on observe l'évolution de la masse monétaire mondiale, on s'aperçoit que celle-ci s'est accrue au cours des quarante dernières années, et singulièrement les dix dernières avec les produits dérivés, nettement plus vite que la quantité de biens correspondante. Pour la seule monnaie fiduciaire, le bilan cumulé des banques centrales est ainsi passé de 5 % du PIB mondial en 1990 à 20 % en 2008. L'excès de monnaie se retrouve alors soit dans la hausse des prix, qui caractérise la baisse de la valeur de la monnaie, soit en épargne stockée. L'évolution des prix étant sous contrôle, c'est dans l'accroissement de l'épargne que s'est réfugiée cette monnaie excédentaire. Toute créance alimentant une dette ou un actif en contrepartie, le monde croule aujourd'hui sous des dettes considérables et des actifs gonflés de façon non moins considérable.
A l'origine de cette création monétaire excessive, nous trouvons trois raisons principales :
- La première raison tient à la répartition de la valeur ajoutée :
L'épargne excédentaire est ce qu'il reste une fois que les besoins de consommation ont été satisfaits. Il existe ainsi des agents économiques (Etats, entreprises, particuliers) bénéficiant d'un excédent de monnaie tandis que d'autres (Etats, entreprises, particuliers), souffrent d'un déficit de monnaie. Le débat sur la répartition de la valeur ajoutée devient alors très simple à comprendre. Pour diminuer l'offre de monnaie, à l'origine des bulles et des dettes, il convient donc de s'intéresser à la répartition de la valeur ajoutée à l'échelle mondiale, entre pays riches et pauvres d'une part, mais aussi au sein même des pays riches.
- La deuxième raison provient du statut du dollar qui n'est plus conforme à son poids dans l'économie mondiale :
Le dollar représente aujourd'hui près de la moitié de la masse monétaire mondiale. C'est-à-dire qu'une action sur sa valeur aurait un effet immédiat sur la masse monétaire mondiale. Mais nous savons que cela n'est pas possible sans jeter le monde dans un chômage considérable ni ruiner ceux qui commercent dans cette monnaie. Si l'on ne peut agir sur la valeur, il faut agir sur la quantité mais le monde n'est pas en mesure d'imposer une telle mesure à la Fed qui d'ailleurs n'en voudrait pas car elle ruinerait les américains. La politique dite de "quantitative easing" pratiquée par les américains et qui consiste à faire marcher la planche à billets ainsi qu'à faire racheter des bons du Trésor par la Fed au lieu de les faire financer par le marché, va contribuer à accélérer la chute du dollar et donc du Renminbi – la monnaie chinoise – qui lui est lié. Les déséquilibres du monde vont donc s'accentuer à l'avenir.
- Enfin, la dernière raison tient au manque de gouvernance et de coordination des politiques monétaires :
Chaque banque centrale ne pourra rien résoudre seule. La monnaie est devenue mondiale. 4 000 milliards de dollars s'échangent chaque jour bien au-delà des échanges de biens et de services qui ne concernent qu'une partie des 170 milliards de dollars de PIB quotidien. Le retrait de monnaie dans une zone économique vertueuse conduirait à faire subir une hausse des taux à ces économies et renforcerait leur monnaie. Les monnaies faibles qui n'ont plus d'inflation pourraient acheter des devises fortes et les placer obtenant ainsi le double bénéfice d'un écart de taux de rémunération de l'argent et d'une revalorisation de leur placement. Alors que l'objectif numéro un des Etats est de fournir du travail à leur population, la vertu monétaire n'apparaît plus aujourd'hui comme une réponse appropriée aux besoins des Etats. Nous vivons désormais dans un Bretton Woods inverse où l'enjeu n'est plus d'avoir une devise forte mais d'avoir une devise se dépréciant plus vite que celle de son voisin… quitte à l'enfoncer un peu plus. Dans cette guerre des monnaies, seul le regroupement des banques centrales en un établissement unique et indépendant ainsi qu'une monnaie mondiale permettrait de résoudre ce casse-tête où aucun pays ne veut rien lâcher. Keynes, décidément très avance sur son temps, en avait déjà émis l'idée avec le bancor, il y a soixante-cinq ans.
Une perspective peu réjouissante
Pour répondre à la crise, les Etats injectent des liquidités dans le circuit. L'injection de monnaie dans un système qui détruit son épargne crée de la richesse car la destruction de l'épargne prouve des besoins non satisfaits. Inversement, l'accumulation de monnaie dans un système qui accroît son épargne détruit de la richesse. On oppose à tort Keynes et Friedman sur ce point. Chaque principe monétaire, laxiste ou rigoureux, s'applique avec raison selon que l'épargne diminue ou grossit. Le dernier rapport Migaud vient à point pour confirmer cette analyse. Les 36 milliards injectés dans l'économie française en 2009 ont produit le 1/3 en croissance. La différence, c'est la dette qu'il faudra rembourser.
L'injection de monnaie permet de maintenir un temps – mais un temps seulement – notre niveau de vie. Les bulles finissent par éclater qu'il s'agisse d'un excès (épargne investie) ou d'un défaut de monnaie (dettes). Ces mouvements ont jusqu'à présent été contrôlés, mais ils deviendront à chaque fois plus durs à maîtriser car l'excès de monnaie recréera, en les amplifiant, chacune de ces bulles, ou d'autres. Et les dettes accumulées – comme les surinvestissements – deviendront autant de pertes supplémentaires.
Quoi qu'il arrive, le système finit toujours par retrouver un équilibre entre sa monnaie et sa richesse. Si nous parvenons à le gérer, il sera pénible à subir car chaque pays surendetté devrait alors renoncer à environ 10 % de PIB. Mais il serait insupportable si nous devions laisser le système retrouver seul son équilibre. Dans le premier cas, il faudrait trouver 100 milliards sur un budget de 270 milliards en France, rien que pour stabiliser la dette. Dans le deuxième cas, la défaillance des Etats – qui interviendra avant dix ans pour un certain nombre d'entre eux – supprimerait une quantité importante de monnaie ruinant les créanciers et provoquant une dépression majeure.
Certains considèrent que la prochaine pénurie de pétrole, d'ici vingt à quarante ans, pourrait permettre de sortir à bon compte d'une situation d'endettement grâce à une inflation qui réduirait la dette à presque rien. Cette hypothèse nous paraît néanmoins peu réaliste, car l'échéance de cette pénurie est plus lointaine que la défaillance probable de certains Etats, et la dette à refinancer le serait à un taux prohibitif. A court terme, le choix est donc simple. Il va falloir réduire considérablement notre niveau vie, affronter le chômage et les troubles sociaux. Une perspective certes peu réjouissante mais qui reste de loin préférable à la ruine générale des créanciers, c'est-à-dire de nous tous.
NB : Cet article a été publié dans l'édition du quotidien Le Monde en date du 30 octobre 2010
PS 1 : " Un « mur de dettes » de 3 600 milliards de dollars sera exigible dans les deux ans. Les banques des pays développés « vivent dangereusement », juge le Fonds monétaire international (FMI), dans son rapport semestriel sur « La stabilité financière mondiale », publié mercredi 13 avril à Washington. Car il y a la partie émergée de l'iceberg, c'est-à-dire des risques mondiaux incontestablement en baisse, une liquidité en hausse et des profits bancaires qui explosent - à l'étonnement général, compte tenu de la responsabilité des banques dans la crise. ..."
(cf. l'article d'Alain Faujas intitulé "Selon le FMI, les banques européennes menacent la stabilité financière mondiale", paru dans le quotidien Le Monde le 15 avril 2011)
PS 2 : " L'endettement américain placé sous surveillance - Fortes pressions pour restructurer la dette grecque. Et maintenant, quel sera l'impact du coup de semonce de l'agence de notation financière Standard & Poor's (S & P) ? En évoquant, lundi 18 avril, la possibilité d'abaisser de « stable » à « négative » la perspective d'évolution de la dette américaine de long terme, qui bénéficie de la note AAA, la plus haute possible, l'agence n'exclut plus une proche dégradation : « Une chance sur trois qu'elle intervienne d'ici deux à trois ans. ..."
(cf. l'article de Sylvain Cypel intitulé "Alertes sans précédent sur la dette des économies occidentales", paru dans le quotidien Le Monde le 20 avril 2011)
Voir également :
* Les 'Credit Default Swaps' (CDS)
* L'agence de notation S&P s'inquiète pour la première fois de la dette américaine (AFP)
* Connaissez-vous le Club de Paris ?