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Publié par ERASME

Le prix de l’or s’est envolé. Les investisseurs dans le métal jaune estiment aujourd’hui (en mai 2010) qu’il pourrait franchir le seuil des 2000 dollars. Mais cette récente flambée, qui n’est qu’en partie justifiée par les fondamentaux économiques, ressemble à s’y tromper à une bulle spéculative.
Bien d’autres secteurs sont concernés. Prenons l’exemple récent du sucre. L’apparition d’un déficit planétaire, provoqué par les dégâts du phénomène climatique El Niño sur les récoltes au Brésil et en Inde – les deux principaux producteurs de canne –, avait mis le feu aux poudres. Empreints des périls malthusiens dont ils ont été abreuvés durant une décennie, les fonds d’investissement  ont transformé cette période d’approvisionnements tendus en bulle. Oubliant qu’il y a deux ans encore les prix stagnaient à des niveaux tels que les producteurs du Sud peinaient à couvrir leurs coûts. Il a suffi en revanche d’un chiffre en provenance de l’Inde pour inverser brutalement la tendance des cours : la perspective d’une récolte   un peu moins mauvaise que prévu, et une prochaine campagne indienne annoncé comme très bonne. Cette perspective a érodé la confiance qu’avaient les investisseurs, mais aussi les traders, dans le sucre à long terme. Vendant leurs contrats, ils ont entraîné la chute des prix que l’on constate depuis  le mois dernier. Ces phénomènes semblent aussi se généraliser à toute une série de matières premières « critiques », critiques pour leurs utilisateurs mais aussi étonnamment « critiques » pour les pays producteurs, liant ainsi l’instabilité des entreprises à celle des pays les moins riches.
Peut-on raisonnablement donner aux entreprises des repères stables à leurs investissements dans un environnement où les matières premières de toute sorte sont liées à des cours dont la volatilité ne dépend que de facteurs à court terme ?
Le carbone fossile lui-même et, à sa suite bientôt le carbone vivant, est devenue depuis les années 1970 une ressource « rare » au sens de la théorique économique, c'est-à-dire fondant la valeur de tout échange, de tout capital, « en première approximation ». En ce sens, il se substitue à la « rareté relative » du travail devenu globalement abondant. Le carbone constitue ainsi le premier facteur « critique ». En ce sens, ses problèmes illustrent parfaitement les difficultés auxquelles les entreprises sont confrontées dans une économie où l’abondance de la monnaie à court terme contraste violemment avec la rareté à moyen à long terme des ressources tant financières que réelles, ce qui prive les entreprises des repères utiles à leur stabilité dans une période où l’économie virtuelle se développe contre l’économie réelle. Laquelle ne tarde pas à se venger. Ainsi les réactions disproportionnées des bourses aux mesures ou absence de mesures des Etats sont-elles au contraire à la mesure de la distance plus grande entre l’économie réelle et sa représentation monétaire. Les pays les plus atteints ne sont pas forcément les plus financièrement déséquilibrés. Une erreur consisterait à croire que la spéculation frappe au hasard.
La  rareté réelle des matières premières, celles de l’énergie et les autres, confrontée à la répartition des nouvelles richesses des nations, suffit à expliquer les grandes évolutions du monde depuis 1945 : l’abandon de la convertibilité du dollar après 1970, l’impact des chocs pétroliers, la montée en puissance des états riches en fossiles de substitution au pétrole et la crise de 2008. Cela, de manière lointainement collatérale, explique la faiblesse de la position européenne dans le concert de la nouvelle économie du carbone et des matières premières dites ici « critiques ». Faiblesse plus opérationnelle d’ailleurs que stratégique car, l’Europe avait assez bien anticipé les enjeux. C’est « à la manœuvre » qu’elle se fourvoie et nourrit l’inquiétude des marchés et des entreprises.
Les ressources rares, cœur des difficultés depuis la dernière guerre
La dernière crise fut dite à tort des « subprimes », car les « subprimes » n’étaient qu’un symptôme de la dépendance énergétique américaine devenue insupportable pour les équilibres globaux. Il ne peut y avoir de pleine relance de type keynésien que lorsque les mécanismes de transformation de la dette publique en investissement productif ne connaissent pas de limitation due à la sphère réelle. Or, descendre artificiellement le prix de l’argent n’encourage qu’à l’accélération des échanges virtuels – la fameuse vitesse de la monnaie chère aux quantitativistes contre les néokeynésiens précisément - dès lors que les investissements n’ont plus la certitude de retrouver à un prix viable l’énergie nécessaire pour alimenter leurs futurs cycles de production.
La cécité encouragée par la banque fédérale de réserve et le gouvernement américain espérant la sortie par une illusoire fuite en avant et par la consommation débouchaient nécessairement sur une crise de la rente foncière, premier signal de la crise du carbone vivant, cultures, forêts, terres arables, que nous connaîtrons d’ici une dizaine d’années, celle où nous précipitent les fausses politiques écologiques prônées par les grandes institutions internationales. Mais prenons les évènements dans l’ordre.
Dès « Bretton Woods » en 1945, Pierre Mendès France qui y représentait la France, opposait à Keynes le principe que les monnaies de réserve devaient, dans une économie moderne, prendre en compte – « internaliser » comme disent les écologistes aujourd’hui – les ressources critiques. Sinon, leurs cours sont instables et dérèglent par des effets systémiques la sphère financière. Celle-ci se met alors à spéculer sur des valorisations virtuelles[1]. Le problème n’est pas nouveau. Keynes acceptait malgré tout le retour à l’étalon or comme garant de la stabilité des cours parce que l’or accumulé à Fort Knox était à l’image de la victoire des USA sur le reste du monde, à la suite de la guerre évidemment, mais également comme expression du nouveau rapport géostratégique au niveau des ressources. Commençait l’ère de l’unilatéralisme que l’évolution de la répartition des richesses qui fondent la valeur s’est employée à remettre en cause après quelques trois décennies.
La crise écologique et énergétique d’aujourd’hui
Quand le 3 juillet 2008, le prix du pétrole atteint les 145 $ le baril, le marché signale ainsi le caractère devenu intensément critique d’une ressource dont la régulation, contre les idées de Mendès-France, a été laissée à l’abandon. La crise financière systémique n’est en fait que la conséquence de l’absence de régulation de l’économie du carbone. Cela n’excuse rien au niveau de l’éthique, de l’équité comme de tous les discours « dans la ligne ». Réformer la finance est une nécessité. Mais empêcher un train qu’il déraille un train si le moteur n’est plus en prise avec les commandes, ne règle qu’une partie du problème. Le troisième choc pétrolier diffère en fait de ses prédécesseurs car, en 2008, l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) perd la main sur le contrôle de la régulation et du coup sur ses espérances d’appropriation de la rente. Celle-ci résulte de la rareté réelle ou entretenue du carbone fossile et principalement du pétrole. Les pétrodollars cèdent devant les fonds souverains assis sur le charbon (Chine) et la politique américaine fondée sur la toute puissance du pétrole est remise en cause. Quand la crise se déclenche sur son versant financier, le prix du baril va s’effondrer à 36 $ en décembre, mettant à nu, et provisoirement en péril, l’alliance objective des dites EnR (Energies Renouvelables) – pour leur plus grand malheur - et du pétrole. L’agence internationale des EnR s’est installée au cœur des émirats pétroliers : il n’y a pas deux degrés pour l’expliquer malgré les discours convenus.
Plus que les désordres financiers pourtant déjà très évidents, cette chute entraînera les réactions politiques. Dans une tribune du Wall Street Journal, Nicolas Sarkozy et Gordon Brown sonnent le tocsin et reprennent les arguments de Mendès-France en pointant le mal dans les « variations erratiques du prix d’une des matières premières les plus cruciales du monde. » Le prix remontera à 80 $ dès 2009.
En fait, à la suite du second choc pétrolier, l’économie mondiale était déjà devenue moins sensible au seul pétrole. Le pouvoir des consommateurs, et partant celui des compagnies qui ont opéré « leur grand retour », s’est accru au détriment des producteurs auxquels la litanie anti CO2 entend disputer la rente. Cette évolution a été largement facilitée par l’irruption de nouveaux opérateurs financiers. Le carbone financier issu du pétrole pèse 35 fois le carbone physique correspondant. Les organisations onusiennes (PNUE, Giec, etc.) comme l’Europe tiennent des discours concomitants dont la plupart des observateurs croient qu’ils combattent le pétrole alors qu’ils ne concourent qu’à renforcer la financiarisation du carbone et partant les grandes compagnies dont le retour aux comptes florissants est évident bien que le fameux pic de Hubert soit sans cesse dénoncé comme dépassé. Toutes ces politiques, et notamment le privilège donné aux politiques de quotas de CO2 contre celle d’une fiscalité environnementale intérieure et internationale de taxation « à la source » ne font que renforcer cette dramatique évolution. Les quotas financiers européens représentent eux 72 fois les quotas physiques de tonnes de CO2 réellement échangées. Qui peut réellement croire innocent ou comme le signe « qu’ils sont partout et que nul n’est parfait », que des grandes compagnies pétrolières financent le mariage et la sortie du roman du président indien du Giec ? Toutes ces polémiques n’auraient pas lieu à ce niveau d’intensité si elles ne cachaient une vraie bataille géostratégique à l’échelle mondiale : la régulation du marché du carbone et partant la répartition de la rente qui peut encore en résulter  entre les grands acteurs que sont les producteurs, les compagnies et ce qu’il reste des Etats.
L’écologie vraie ou la revanche des réalités de la terre
Cette évolution de la guerre géostratégique où, en quelque sorte, la géographie minière prend sa revanche sur l’histoire, concerne en fait toutes les matières premières que j’appelle « critiques », celles qui sont indispensables au développement futur mais à rareté forcée (pollution), naturelle (raréfaction) ou organisée (spéculation). Cela va du pétrole au charbon en passant également par les « terres rares » ou le cadmium, tous utiles à l’économie numérique par exemple ou à certains procédés d’avenir comme ceux nécessaires à la voiture propre. La Chine le sait déjà, laquelle préempte en Afrique des mines qui en regorgent alors que l’Afrique n’a pas les yeux financiers pour l’anticiper. Elle ne dispose pas non plus des instruments monétaires et de marché pour les valoriser. Le discours anti libéral n’a parfois pas d’autre but que de maintenir la pauvreté pour continuer à la dénoncer elle-aussi comme une rente politique. Croire que la perversion du marché financier causerait la perdition d’un marché physique présumé vertueux est également une vue de l’esprit. Le marché physique a besoin du marché financier pour être protégé. Le marché financier a besoin du public pour fonctionner en transparence et le public a besoin d’une indispensable information pour apprécier les équilibres entre l’offre et la demande des biens rares.
L’Europe dispersée entre réalité et discours bien-pensants
Le dysfonctionnement du système des interactions entre l’économie réelle, l’économie financière, les citoyens et les Etats débouche sur la folie du marché des commodités dont, pour en revenir au carbone, le marché des quotas européens, par ses multiples scandales, en donnent le triste exemple. Il est assez piquant que voir des écologistes convaincus et sans doute sincères, et à leur traîne le lobby des experts du bilan carbone – en fait un bilan co2 –, continuer de défendre ce système qui ne fait qu’enrichir les compagnies pétrolières sans contrepartie au nom d’un discours unilatéral contre le CO2. La boucle est bouclée.
Pour ce qui concerne l’Europe, pointons quelques éléments au stade actuel de son évolution après l’échec cuisant de sa présence tant à Copenhague que dans la crise dite grecque. Ces deux points sont en fait totalement liés. Si l’Euro est plus fragile que des monnaies représentatives d’Etats dont les déficits sont plus importants, cela découle de la position de l’Europe sur l’énergie carbone.
Pour résumer, l’Europe n’a ni stratégie pétrolière, ni stratégie énergétique commune. Ce pourquoi elle a adopté le plus mauvais système possible de régulation du prix du carbone.   
L’Union a certes adopté une politique climatique qui entend la soustraire progressivement au pétrole. La France s’en est moins préoccupée, tiraillée entre les pro nucléaires béats qui pensaient que cet avantage nous dispensait de toute vraie réflexion stratégique et les anti nucléaires tout aussi béats qui ne voient pas ou ne veulent pas voir que le ressentiment antinucléaire de base de l’écologie verte a été au départ inspiré par les grands pétroliers. Une fois le mouvement lancé, les uns et les autres font mine d’être adversaires. Passons ! Le résultat est clair : la retraite du pétrole se fait dans la panique et en gonflant les marges des pétroliers, laissant également le champ totalement ouvert au futurs géants du gaz et du charbon. La France va reconstruire des centrales thermiques à gaz : politique assez contradictoire sinon scandaleuse.
L’urgence du réalisme et de la cohérence
Les solutions existent[2]. Notamment au regard de l’indispensable harmonisation de la fiscalité du carbone. Il n’est pas possible de réguler en même temps le prix et la quantité d’un bien critique. Seule la monnaie le peut, ce pourquoi notre préférence va sur le plan international à la création de monnaies de réserve nouvelles intégrant les biens critiques. Autre débat. A l’échelon continental, l’Europe a choisi de réguler par la quantité les émissions – et non pas la source – massives laissant pour l’instant aux Etats la régulation par les prix et la fiscalité. D’où le débat sur la taxe et le sort inévitable qu’il a connu. Cette double régulation est impossible. Il y a plus d’un siècle que les économistes en ont apporté la démonstration. Là encore, sur le fond, le système des quotas est un système toxique qui retire la rente aux Etats pour la laisser aux compagnies réelles ou financières du carbone. Au-delà des dysfonctionnements du système européen (UE-ETS[3]), est-ce seulement souhaitable ?
La dette des institutions financières est en cours de recyclage vers les Etats pauvres. Leur propre dette est en cours de recyclage vers les Etats plus riches mais sans position énergétique stratégique définie : l’Europe.  Le pétrole et le nucléaire sont des tabous en Europe. Le quatrième choc pétrolier lui sera fatal si elle l’attend en l’état. Mutualiser la dette énergétique de l’activité économique sans donner aux Etats ou à la nouvelle gouvernance les outils de régulation et de financement condamnerait à terme toute politique du carbone. Ce constat s’applique à l’ensemble des matières premières. Sans stabilité de leurs cours, pas d’investissements durables. Les entreprises ont naturellement tendance à se relocaliser auprès des sources d’approvisionnement et les marchés sont incités à affaiblir les Etats où elles se situent. Il est donc indispensable de stabiliser les cours et d’harmoniser nos prises de position sur les marchés internationaux. Réformer la finance ne suffit. Il faut coordonner nos politiques industrielles et d’approvisionnement. La spéculation est souvent pointée du doigt. Mais bien des économistes rappellent qu’elle n’est que l'écume de la vague. La vague et les fluctuations parfois erratiques des matières premières proviennent des distorsions récurrentes entre la demande et les capacités de production. La spéculation ne fait qu'amplifier et précipiter les mouvements. Les gouvernements savent qu’elle ne frappe pas au hasard d’où la précipitation des mesures d’aide prise qui colmatent la brèche sans tarir la source. Coordonner les mesures de sauvegarde financière est acceptable. Coordonner les politiques géostratégiques de l’énergie et des matières premières reste un tabou dont il faudra sortir. Car coordonner les politiques ne signifie pas uniformité. Sortir des discours convenus est une urgence.  
 

Patrice HERNU
 
Economiste, Administrateur de l’Insee
Ecologiste, Président du réseau France-Europe-Planète Bleue

Le 5 mai 2010

Cet article est également disponible à l'adresse suivante : http://www.ecobleue.com/index.asp?LETTRE_ID=2072&LETTRE_CRYPT=2lQlUi

 

 

 

  
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