"Max Weber et le sens des limites", par Gérard Noiriel (extrait)
Résumé
L'oeuvre de Max Weber commence à être mieux connue du public français grâce à la traduction d'un nombre sant de ses écrits et à la parution d'un: grand nombre d'ouvrages le concernant. L'examen de ces publications récentes montre que les polémiques opposant: sociologues et philosophes à propos du «vrai» Weber, polémiques qui se sont intensifiées au cours des années 1960, polarisent aujourd'hui encore le débat sur cet auteur. Néanmoins, les nouveaux éclairages concernant « l'épistémologie »- wébérienne permettent de mieux cerner le dilemme auquel Weber a été confronté, dilemme qui reste le nôtre: comment un chercheur en sciences sociales peut-il justifier et défendre sa pratique empirique, sans abandonner le terrain des sciences sociales au profit d'une argumentation sur les fondements de la connaissance empruntée aux philosophes néokantiens ?
Extrait :
" Les chercheurs en sciences sociales qui s'approprient Weber pour les besoins de leurs recherches empiriques passent sous silence, le plus souvent, ses réflexions sur les présupposés et les limites du travail scientifique. Du coup, c'est l'objet propre de la réflexion philosophique qui est rejeté comme inutile par les tenants des sciences empiriques. C'est pourquoi, lors de ce même colloque de Heidelberg. Jiirgen Habermas, qui enseigne alors la philosophie dans cette université, intervient vigoureusement. Pour la question qui nous occupe ici, on peut isoler quatre points dans son argumentation :
- Au-delà de ses recherches empiriques, Weber a développé une réflexion philosophique dont les grandes lignes sont présentées dans sa Wissenschaftslehre, publiée en 1922, peu de temps après sa mort.
- Le fil conducteur de cette réflexion ; c'est le problème, de. la « rationalisation du monde» que Weber a cherché à élucider non seulement dans ses travaux empiriques, mais aussi dans ses réflexions épistémologiques, en étudiant les relations logiques qui lient « compréhension » et « explication » en sciences sociales. Au-delà de ses enjeux, méthodologiques, cette question conduit Weber à s'interroger sur les présupposés épistémologiques des sciences sociales. C'est ce qui explique l'importance qu'il accorde à la question du « rapport aux valeurs ».
- Estimant qu'il n'existe aucun critère général qui permettrait de dégager des normes universelles dans le domaine du droit ou de l'éthique, Weber défend le principe de « neutralité axiologique » et plaide pour une séparation stricte entre jugements de fait (démontrables scientifiquement) et jugements de valeur (variables en fonction des traditions, des croyances,, des intérêts propres aux acteurs considérés). Habermas y voit la preuve que Weber n'a pas réussi à se dégager complètement des présupposés « positivistes ».
- Sa critique du « relativisme » wébérien s'accompagne d'une mise en cause des positions politiques défendues par Weber. En dénonçant la bureaucratisation du système politique parlementaire, ce dernier aurait succombé à une forme de « décisionnisme » politique (valorisant la volonté de l'homme d'action) que certains de ses « disciples », comme Cari Schmitt, auraient repris à leur compte pour justifier le nazisme. Au cours du colloque de Heidelberg, Habermas reproche à ses collègues allemands de chercher dans Weber un « alibi » démocratique et il ajoute: « nous ne devrions pas oublier que la vision wébérienne d'une démocratie césariste autoritaire a eu des conséquences fatales au cours de la période de Weimar ». (NDLR Regards-citoyens : voir à cet égard La folie de Hitler était très méthodique (Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain pour Le Point - août 2009) - nouvelle édition - )
Comme on le voit, ce qui caractérise le débat allemand, c'est que l'hostilité des philosophes vis à vis des sciences sociales naissantes s'accompagne de critiques virulentes à l'égard de Weber. Léo Strauss parle de son dévouement « presque fanatique » aux sciences sociales. Hans-Georg Gadamer évoque son « décisionnisme aveugle concernant les fins dernières » et souligne les dangers d'un « rationalisme méthodique [qui] s'achève en irrationnalisme grossier ». "
Source : Noiriel Gérard. Max Weber et le sens des limites. In: Genèses, 32, 1998. pp. 140-155. doi : 10.3406/genes.1998.1531
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1998_num_32_1_1531