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Publié par Patrice Cardot

Le processus de mondialisation engage de multiples dimensions des sociétés, ce qui rend sa définition complexe, et parcellaire. La mondialisation est une réalité à la fois économique et politique. Sous plus d’un aspect, il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau mais de la combinaison entre quelque chose que les sociétés occidentales connaissent depuis longtemps – le capitalisme de marché– et la saturation géographique du globe : à la dynamique d’expansion de l’humanité à la surface de la Terre a succédé une phase d’intensification de ses modes d’occupation. La mondialisation correspond donc à un stade historique du capitalisme de marché qui conjugue fonctionnement du capitalisme international, jeu des économies d’échelles et transformation des frontières. Cette « grande transformation », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’économiste Karl Polanyi qui voyait dans le commerce international l’origine même de l’institution économique et sociale du marché, a déjà joué, dans des proportions différentes, à l’époque charnière des Grandes Découvertes du XVIe siècle ou au cours du second XIXe siècle industrialiste et colonialiste. Mais elle conduit, dans sa version contemporaine, à des perceptions du monde inédites, ou tout du moins renouvelées.

La mondialisation est en effet un phénomène total, qui concerne l’ensemble des dimensions de l’activité humaine. Elle met en mouvement l’ensemble de nos systèmes de représentations, grâce aux relais offerts par les médias mais aussi par la circulation des personnes tout autour de la planète. Mais, plus encore, l’une des particularités de la mondialisation actuelle réside dans le fait que beaucoup de gens se sentent – de manière plus ou moins diffuse – directement concernés par elle. Comme le montre avec force le sociologue Arjun Appadurai, l’échelon local de la vie des groupes humains n’est pas, par nature, isolé des échelons supérieurs. Au contraire, celui-ci ne se construit que dans un contexte historique donné. Le contexte actuel de la mondialisation se répercute donc, par un effet de cascade, à toutes les échelles de l’activité humaine et les lie, y compris aux niveaux les plus fins du local et de l’individu. La tension entre ressemblance et différence, universalisme et particularisme, culture globale et culture locale…, est renouvelée par le paradigme de la mondialisation : quels que soient les modes de « cannibalisation » qu’exercent ces polarités l’une envers l’autre, elles existent ensemble dans chaque dimension des sociétés. Le monde de la mondialisation contemporaine n’est donc pas celui de l’uniformisation, mais celui de la complexité des échelles économiques, sociales et politiques.

Dans la phase actuelle de mondialisation, on observe l’émergence de dimensions qui, pour n’être pas forcément nouvelles dans leur contenu, accèdent à la scène mondiale comme objets communs à l’humanité et appelant des modes de régulation inédits à l’échelle mondiale. Parmi ces biens à la fois publics et globaux, l’exemple de l’environnement est assez frappant : il se constitue peu à peu en sujet de droit international – ce qu’atteste le réseau peu visible, mais déjà constitué d’accords environnementaux multilatéraux dont l’emblème est le protocole de Kyoto sur la lutte contre l’effet de serre. La prise de conscience politique de la nécessité d’assurer le développement durable de nos sociétés constitue un élément nouveau de l’analyse du capitalisme de marché. En effet, jusqu’au XXe siècle, celle-ci avait particulièrement mis l’accent sur la mise en jeu de sa dimension sociale, présente dans le mouvement d’expansion coloniale du XVIe siècle en Amérique latine ou du XIXe siècle dans l’ensemble du monde.

Elle a en particulier été théorisée par Karl Marx. Puis, au XXe siècle, la dimension du développement est venue s’ajouter à l’appareil critique marxiste. Et, si la question de l’environnement était présente dès le XIXe siècle, elle ne constituait qu’une partie très modeste des représentations politiques. Or elle constitue aujourd’hui le dernier volet du triptyque qui fonde, avec le volet économique et le volet social, le concept de développement durable qui est désormais au cœur de l’analyse politique de la mondialisation.

Le bilan de la mondialisation – si tant est qu’un tel bilan puisse être établi ou qu’un processus puisse être figé – est, d’un point de vue général et en valeur absolue, globalement positif. L’augmentation généralisée des indicateurs de développement humain – l’espérance de vie moyenne est ainsi passée de 49 à 66 ans entre 1950 et 2000, la mortalité infantile a partout régressé, l’alphabétisation a partout progressé… (NDLR : tendances qui semblent malheureusement s'inverser en Europe) – semble correspondre à la croissance de la richesse mondiale enregistrée au cours de la même période qui a été multipliée par 7. Que cette croissance n’ait pas été assortie d’une convergence des pays, c’est désormais un fait reconnu. Car, du point de vue des proportions et des inégalités, le bilan de la mondialisation est globalement négatif : ainsi, le rapport des écarts entre le PIB (produit intérieur brut) par habitant des grandes régions du monde est passé de 1 à 15 en 1950 à 1 à 19 en 2000; autre exemple, la très forte croissance des échanges mondiaux (multipliés par 25 environ) a principalement bénéficié à la triade Amérique du Nord/Europe/Asie, dont la part des exportations mondiales est passée de 76,5 à 88,3% en 40 ans– avec cependant une très forte convergence de l’Asie (source : Angus Maddison, L’Économie mondiale, une perspective millénaire, OCDE, 2001). La phase de mondialisation actuelle est donc ambivalente. Elle permet un enrichissement global et une élévation générale du niveau de bien-être, tout en se nourrissant d’inégalités à la surface de la planète et à l’intérieur des sociétés nationales. Le rythme de croissance et l’interdépendance accrue de nos sociétés en voie de mondialisation à une échelle globale ne doivent donc pas nous faire croire à des corrélations qui se révèlent grossières ou inexactes à des échelles plus fines.

Si l’on admet cette analyse rapide, deux grandes questions, qui appellent un jugement politique, se posent face à un système économique qui tend à élargir sans cesse la sphère marchande. La première est celle des limites que l’on souhaite fixer à la marchandisation des activités humaines, alors que le capitalisme a progressivement étendu la propriété des moyens de production matériels à celle de la connaissance. La seconde porte sur les moyens d’intervention collective que l’on souhaite mettre en œuvre pour agir sur la sphère du marché : la régulation, la redistribution et l’appropriation. Pour y répondre, les objectifs que l’on poursuit doivent être clarifiés et soumis à une discussion démocratique.

Se donner les moyens politiques de cette discussion signifie mener l’analyse des changements du monde et être prêt à le considérer comme une société en devenir. Cette appréhension nouvelle engage de profonds changements dans la conception de la gouvernance mondiale à construire. Elle conduit à réviser le rôle de l’État-nation comme pilier de l’organisation sociale, mais aussi à trouver les niveaux politiques désormais pertinents en matière de régulation, de redistribution et d’appropriation. Car, à l’heure actuelle, l’espace mondial de la régulation n’existe que sous la forme d’îlots de gouvernance plus ou moins développés et mal reliés les uns aux autres – les multiples organisations internationales – et celui de la redistribution est un chantier hypothétique que signe l’échec patent des politiques d’aide au développement. Or, si le monde tend un jour à former société, cela impose de disposer d’un dispositif solide, efficace et démocratique pour assurer l’arbitrage de certains choix collectifs. En l’absence de démocratie mondiale – si tant est que les modèles de démocratie nationale dont nous disposons soient parfaits –, il faut imaginer le type d’articulation et le type de relais que peut offrir la société civile à une société politique mondiale inexistante.

L’exemple de la construction européenne ouvre une piste à la recherche d’articulations entre les volets de régulation et de redistribution de la gouvernance mondiale. Le principe fondateur de l’Union européenne est en effet la mise en commun d’un certain nombre de préférences collectives, issues des peuples qui la composent et portent ainsi au niveau européen des choix de valeurs exprimant une identité ou un intérêt collectifs. L’Union européenne manifeste la capacité des sociétés nationales à construire ensemble des règles à l’échelle de la communauté de valeurs et d’intérêts. Ces règles se conjuguent au modèle de redistribution et de solidarité européen qui est celui de l’économie sociale de marché. De ce point de vue, l’Union européenne se présente donc comme un laboratoire de la mondialisation maîtrisée, dont la politique commerciale extérieure, unie depuis le Traité de Rome de 1957, forme le continent le plus avancé. La force de cette politique commune se fonde sur la réelle convergence de ses États membres, sur le dialogue permanent entre les trois institutions clés de l’Union européenne – la Commission qui propose et négocie, le Conseil qui décide, et le Parlement européen associé aux débats stratégiques – et sur le rôle de gardienne de l’intérêt général européen que joue la Commission. Ces trois facteurs permettent à l’Union européenne de jouer, dans le domaine de la politique commerciale internationale, un rôle politique à la hauteur de son poids économique, à égalité avec les États-Unis, et de faire entendre la voix singulière qui est la sienne. Le bénéfice de ce rôle est cependant affaibli lorsque, dans d’autres secteurs clés de la gouvernance économique mondiale, l’Union européenne ne dispose pas de politique commune. Ainsi, au sein du système financier international, alors que les crises financières secouent régulièrement des pays de la planète, l’impuissance de la première puissance commerciale du monde relève de la schizophrénie.

Le modèle européen, qui utilise la force issue de la mise en commun des politiques, peut faire progresser les valeurs européennes et dessiner, comme le disait Jean Monnet, ce que sera peut-être le « monde de demain ». Mais, au moment où s’élaborent les éléments d’une architecture de gouvernance mondiale, la valeur pratique et heuristique de ce modèle ne pourra fructifier que si l’on prend en compte les profonds écarts de développement qui règnent entre les différentes régions du monde. La gouvernance mondiale qui s’élabore doit refléter un objectif prioritaire de rattrapage des pays en développement. Le système actuel, qui est instable et précaire, appelle à une plus grande prise en compte des considérations collectives, alors que dominent les préoccupations individuelles. Les valeurs qu’il nous faut défendre sont du côté d’un développement durable parce que partagé et régulé à l’échelle de la planète. L’Union européenne doit contribuer à les ériger en valeurs universelles de la même façon qu’au XVIIIe siècle, les penseurs philosophes engagèrent la mondialisation des droits de l’homme.

Source : Pascal Lamy :

« L'autre mondialisation? Quelle autre mondialisation? », Revue du MAUSS 2/2002 (no 20), p. 115-118. 

www.cairn.info/revue-du-mauss-2002-2-page-115.htm.

 Voir également :

 * A la recherche d'une gouvernance mondiale hybride (nouvelle édition)

 * Redonnons force et espoir aux Européens en construisant une Europe qui les protège ! - sixième partie -

 * Pour un multilatéralisme efficace, par Chris Patten (nouvelle édition)

 *  Comment la politique peut-elle retrouver des marges de manoeuvre par rapport à la globalisation ? - nouvelle édition -

 * Quelle Europe dans quel monde ? par Pierre Vimont (Le Monde)     

 * Jusqu'à quel niveau d'intégration l'agenda transatlantique nous entraînera-t-il, sans aucun débat démocratique ?

 * Le mécanisme européen de stabilité : symbole d'une Europe de moins en moins compréhensible par le citoyen, par Paul Goldschmit

 * L'Union européenne est confisquée par des cercles d'initiés qui paralysent le débat démocratique indispensable à la refondation de son projet politique !

 * Le Glass-Steagall global et le précédent français du Conseil national de la Résistance, par Bertrand Buisson (Solidarité&Progrès)     

 * Candidats, encore un effort pour refonder le capitalisme ! par Paul Jorion (Le Monde) 

 *  Concilier sa citoyenneté française, sa citoyenneté européenne et un engagement au service des citoyens du monde est non seulement possible, mais donne force et sens à un engagement moderne     

 * Ouvrir une nouvelle ère de constitutionnalisation du projet politique européen exige de tirer les leçons du passé et de répondre aux aspirations participatives des citoyens !

 

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