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Regards citoyens

Ce blog est destiné à stimuler l'intérêt du lecteur pour des questions de société auxquelles tout citoyen doit être en mesure d'apporter des réponses, individuelles ou collectives, en conscience et en responsabilité !

Retour sur images : Transatlantisme et principe de réalité, par André Dumoulin (La Libre Belgique - 2003)

Le schisme européen entre atlantistes, neutres et européistes nous pousse à nous interroger: l'Europe est-elle une puissance ou la vassale des États-Unis?

Tout au long de la crise irakienne, l'Union européenne est restée sur la défensive, minée par les divergences entre groupes d'Etats et la position atlantiste des futurs pays adhérents. Une politique du plus petit commun dénominateur a servi de référence, bousculée par les discours diplomatiques monolithiques ou volontaristes de certaines capitales réunies pour l'occasion. Quant à l'Otan, elle fut le théâtre de passe d'armes entre partisans d'un soutien logistique et défensif sans faille aux Etats-Unis et à la Turquie et ceux qui y virent une inversion des priorités entre le militaire et le diplomatique onusien.

L'intervention d'une coalition de volontaires dominée par les Etats-Unis en Irak a ainsi mis en évidence le différentiel d'attitudes entre Européens sur la question de la légitimité/légalité des interventions, la place de l'Onu et la notion de guerre préventive. Au-delà, elle mit à mal la politique étrangère européenne (PESC) qui vécu des tensions entre groupe d'États se positionnant de manière antinomique sur la question de l'intervention.

Malgré quatre sièges sur quinze au Conseil de sécurité, les Européens n'ont pu s'accorder, au début de l'année 2003, sur l'évaluation de la menace que représentait ce pays. Les choix philosophico-politiques, autant que les pressions américaines sur fond d'interprétation juridique, ont créé les conditions d'une opposition farouche entre groupes d'États européens. Cette «césure» aura des conséquences à la fois sur le processus de construction politique européenne et dans le champ des rapports bilatéraux et transatlantiques.

A contrario, la question onusienne et la guerre en Irak auront permis de vérifier les positionnements des acteurs étatiques européens quant à leur vision sur l'avenir stratégique de l'UE. Cette mise à nu clarifie ainsi les niveaux de réticence ou de volontarisme des différentes capitales européennes sur la nécessité d'approfondir les coopérations renforcées dans le domaine de la défense afin de peser davantage dans la géopolitique mondiale. Pour cette dernière, l'avènement d'un monde multipolaire ne se décrète pas. L'Europe devra donc se constituer en véritable pôle de puissance, alliée aux États-Unis, pour équilibrer les responsabilités, les engagements, les influences et les risques. Il s'agira aussi pour l'UE d'«utiliser» la nouvelle visibilité des opinions européennes, majoritairement dubitatives concernant l'évolution dans le temps des justifications américaines de la guerre contre l'Irak, pour soutenir une montée en puissance crédible de l'UE, sinon d'un groupe pionnier, en matière de sécurité et de défense.

La crise onusienne et la guerre en Irak ont montré combien les Européens, désunis malgré une cause commune - à savoir, officiellement, le désarmement de l'Irak - ne disposaient pas d'outils d'évaluation des risques et des menaces aptes à démêler la complexité dans la perception des enjeux nucléaires, biologiques, chimiques et balistiques (NBCB) en Irak avant tout engagement militaire. Cette lacune, que peut tenter de gommer partiellement un premier Livre blanc européen attendu à l'automne prochain sur la sécurité et la défense ou une future agence européenne intégrée de renseignement, expliqua les divergences de positions des acteurs européens lorsqu'il s'est agi d'être solidaire ou non des analyses et des objectifs américains. Et si l'après-guerre en Irak fit apparaître des «courbes rentrantes» et le rappel de la prégnance des socles stratégiques coopératifs (tels que le franco-britannique), la profondeur des ressentiments et des méfiances, tout autant que le différentiel de lecture de la nouvelle géopolitique post-11 septembre, sont particulièrement troublants.

Derrière ces tensions intra-européennes et transatlantiques se posent en effet la question de l'usage de la force dans ses aspects juridiques (ONU) et stratégiques (guerres préventives) autant que celle de la vision à privilégier pour des Européens divisés entre, d'une part, le multilatéralisme d'interdépendance où la force coercitive repose sur le légalisme onusien quelles que soient les imperfections du système mondial et, d'autre part, l'unilatéralisme où la logique de résultat sert de légitimation a posteriori aux opérations militaires lancées sans l'accord explicite du Conseil de sécurité. Dans les deux cas, la vision du monde sera éminemment divergente mais les postures tout aussi inconfortables. La première pourrait ne jamais pouvoir empêcher les guerres par effet de carence diplomatique et militaire dissuasive dans un jeu onusien qui est resté souvent ambigu; la seconde finirait par démultiplier les foyers de tension en tentant de résoudre la complexité du monde par la seule force des armes dans des actions préventives.

La synthèse sera donc difficile à faire entre deux postures qui ont leur propre logique de vision de l'ordre mondial à établir. Reste que la ligne de fracture intra-européenne pousse à s'interroger sur le relationnel transatlantique mais aussi sur les concepts d'Europe-puissance ou d'Europe vassale des États-Unis. Certes, le schisme européen entre atlantistes, neutres et européistes n'est pas né de la crise irakienne, mais ce dernier est un révélateur et il a obligé certains États à donner une visibilité à de nouvelles ambitions propres à améliorer l'autonomie européenne, à peser stratégiquement sur les affaires du monde et à renforcer transversalement la PESD.

Mais les difficultés sont à la hauteur des enjeux. Il s'agira dans un premier temps de sortir des visions dichotomiques et des analyses manichéennes, où il faut choisir entre le «hard power» et le «soft power», entre l'idéologie de la force et celle de la faiblesse, où l'Europe se pense en une post-modernité angélique et les Etats-Unis en un gendarme entouré de menaces à gérer militairement, où l'on réduit Washington à imaginer la paix par l'empire et l'UE à penser la paix par le seul droit. Cette vision, alimentée par la lecture peu nuancée de Robert Kagan et l'occultation des circonstances de l'engagement au Kosovo, entraîne nécessairement l'apparition de postures antagonistes faites d'anti-américanisme simpliste et d'europhobie caricaturale où l'on veut voir se distinguer le «Vieux» du «Nouveau Continent». Climat qui est lui-même alimenté par une administration Bush unilatérale et une diplomatie gaullienne par trop verbeuse, un «double jeu» britannique et un mélange d'opportunisme électoral et de réflexe pacifiste allemand, loin du principe de réalité comme nous l'ont illustré la crise irakienne et la complexité à gérer l'«après-conflit».

Entre l'atlantisme sans complexe de l'Europe centrale et orientale, l'absence de politique étrangère commune européenne et le fossé avec les Etats-Unis, les sujets de frictions sont légion. Seule certitude, une véritable Union politique et stratégique européenne ne peut apparaître sans une clarification des liens transatlantiques, sans une solidarité fondamentale avec les Etats-Unis, permettant néanmoins d'équilibrer les piliers. Bref, pouvoir assumer et gérer les divergences sur des dossiers particuliers sans mettre à mal un nouvel euro-atlantisme.Celui-ci ne pourra naître si s'instaure une reconstruction qui tenterait d'isoler le couple franco-allemand. Elle ne pourra aboutir si elle se bâtit à l'ombre d'un axe douteux et incertain franco-germano-russe. Elle ne pourra apparaître sans avoir au préalable relancer la machine et renouer le fil franco-britannique. Elle ne sera crédible que si une véritable politique commune européenne est définie vis-à-vis des Etats-Unis en réduisant les postures diplomatiques nationales actuelles. Elle ne sera majeure que si l'Europe dépasse sa simple diplomatie de réaction et de containment face aux risques et les Etats-Unis le réflexe unipolaire et un relationnel «antagoniste» avec l'Europe.

Reste à répondre à plusieurs questions fondamentales: Les Etats-Unis veulent-ils vraiment une Europe forte dans ce monde westphalien encore bien présent? Voulons-nous des deux côtés de l'Atlantique maîtriser les enjeux sécuritaires mondiaux à partir des mêmes valeurs? Les Européens les plus volontaristes pourront-ils trouver les capacités à agir dès l'instant où certaines capitales du Vieux continent sont enclines à refuser l'Europe «puissance» ? Vastes défis.

© La Libre Belgique 2003

ANDRÉ DUMOULIN était alors Chargé de recherche à l'Ecole Royale Militaire, maître de conférences dans les universités

Source : http://www.lalibre.be/debats/opinions/transatlantisme-et-principe-de-realite-51b87f80e4b0de6db9a90e6e

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