Sécurité aérienne : les limites du débat sur les scanners corporels
Les dirigeants occidentaux ont, à la hâte, décidé de réagir à la tentative d'attentat
survenue sur le vol Amsterdam-Detroit, comme à chaque épisode depuis le 11 septembre 2001. Le président Barack
Obama a résumé la situation en quelques mots : " Le système a échoué " et il
convient dès lors de tout faire pour " garantir la sécurité des citoyens ".
Aux Etats-Unis comme en Europe, ce " tout faire " va signifier
installer dans les grands aéroports des scanners corporels, ces machines capables de déshabiller littéralement les individus et de détecter des armes, des drogues ou des explosifs comme ceux que
portait Omar Farouk Abdulmuttalab, le jeune passager du vol du 25 décembre. Ce
Nigérian, converti au radicalisme terroriste, avait été dénoncé par son père mais il était étrangement absent des fichiers américains, dont on sait désormais qu'ils recèlent pourtant les noms
d'au moins 500 000 individus.
Les responsables occidentaux de la sécurité tentent de gommer cette faute lourde en soulignant qu'un scanner corporel aurait permis d'empêcher
l'embarquement du terroriste porteur de penthrite. C'est sans doute vrai et cela légitime, aux yeux de beaucoup, les décisions en voie d'être prises, à Londres, à Paris ou à Abuja, puisque le
Nigeria a été l'un des premiers Etats à vouloir se doter de ces appareils.
Le réflexe empressé des politiques est aussi compréhensible que le sujet est sensible. Après chaque événement susceptible de réveiller le souvenir des
attentats et de confirmer la capacité d'adaptation des réseaux terroristes, il convient d'annoncer rapidement de nouvelles décisions. Quitte à oublier d'avouer que les systèmes de protection ne
peuvent être adaptés qu'à ce qui s'est déroulé et jamais à ce qui pourrait se passer.
Les mesures de contrôle généralisées après 1995, et une tentative de faire exploser une dizaine d'appareils au-dessus du Pacifique, n'ont pas empêché le
11 septembre 2001. Ensuite, les réseaux liés à Al-Qaida ont conseillé à Richard Reid de dissimuler un explosif dans ses chaussures et ont failli déjouer à plusieurs reprises les mesures renforcées de contrôle. A Londres, en août 2006, ils ont
usé d'une nouvelle technique, les explosifs liquides dissimulés dans des canettes. Une fois les liquides interdits en cabine, ils ont imaginé les explosifs en poudre dissimulés dans les
sous-vêtements. Après l'affaire de Detroit, des experts évoquent désormais le risque de substances cachées dans le corps des candidats kamikazes, sous forme, par exemple, de " bombes
suppositoires "...
Dans cette course sans fin, le système n'a pas tellement " échoué " mais atteint ses limites. La question, aujourd'hui, est de savoir si
l'objectif de la sécurité peut tout justifier et transformer en profondeur nos sociétés, déjà largement tentées par le contrôle et la surveillance généralisés. Le domaine de la sécurité aérienne
illustre tous les périls qui guettent : le démantèlement des limites en matière de collecte de l'information, la normalisation des exceptions, et la mise en place de cette " société
assurantielle " dénoncée par certains. Une collectivité où la préoccupation sécuritaire serait telle que tous les contrôles y deviendraient légitimes.
" On n'assurera jamais 100 % de sécurité et ce n'est sans doute pas souhaitable étant donné le type de société que cela suppose
", déclarait récemment le coordinateur de la politique antiterroriste de l'Union européenne. Dans la foulée, Gilles de
Kerchove se ralliait pourtant à l'idée de la généralisation
des scanners. Auditionnée par les députés européens, il y a quelques jours, la future commissaire à la justice, Viviane
Reding, a fait entendre une autre musique. " Les scanners ne sont pas la panacée
universelle ", a-t-elle déclaré, soulignant la nécessité de " ne pas se laisser guider par la peur ". Le propos était destiné à amadouer les parlementaires,
majoritairement hostiles aux nouveaux détecteurs. Il n'en marque pas moins un revirement de l'exécutif bruxellois alors que, dans le même temps, plusieurs pays se lancent dans l'installation de
ces appareils.
Le plus important, en l'occurrence, n'est sans doute pas qu'une fois de plus, la coordination européenne ait été négligée. Ni même que l'on ne s'attarde
pas une seconde à l'importance symbolique de l'affaire : ces femmes, ces hommes et ces enfants dénudés par la technologie, Orwell aurait adoré... Pour en rester à la réalité brute, relevons
seulement que l'aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv, sans doute le plus sécurisé au monde, a renoncé à ces scanners. Ses dirigeants estiment qu'ils sont moins performants
que l'analyse du risque, l'observation, la psychologie comportementale.
La décision prise par les Etats-Unis et plusieurs capitales européennes mérite donc un large débat. Parce qu'elle néglige les préoccupations pour la
santé évoquées, notamment, par des organisations américaines de défense des libertés. Parce qu'elle ne répond pas aux questions sur l'efficacité réelle de ces appareillages et ne prend pas en
compte les objections morales qu'ils peuvent susciter. Or, dans ce domaine qui a trop pâti du secret depuis 2001, seule une discussion incluant tous les détails - et surtout, les détails -
pourrait légitimer un nouveau pas en avant.
Courriel : stroobants@lemonde.fr.
Cet article de Jean-Pierre Stroobant, Correspondant du quotidien Le Monde à Bruxelles, est paru dans l'édition du quotidien Le Monde daté
du 19 janvier 2010.