Vers l'euro-fédéralisme, par Olivier Ferrand (Le Monde)
La crise que traverse la zone euro a relancé la perspective d'une Europe fédérale. Un nombre croissant d'experts et de politiques se rangent à l'analyse : l'intégration économique et monétaire n'est pas viable sans l'intégration politique, le saut fédéral est nécessaire. La nouveauté, c'est que ce saut fédéral se ferait dans le cadre d'une Europe à deux vitesses.
L'Europe fédérale, c'était le rêve des pères fondateurs, Jean Monnet en tête, au sortir de la guerre. Ils ont failli y parvenir, avec la Communauté européenne de défense (CED). Elle faisait le grand saut avec une armée européenne, dotée d'un gouvernement politique. Mais le projet échoue, rejeté par l'Assemblée nationale française en 1954, à l'issue d'un psychodrame politique majeur.
Les pères fondateurs de l'Europe ne renoncent pas. Ils tirent les leçons de l'échec de la CED. L'Europe politique ne passera pas en force, ex nihilo ; la "révolution fédérale" est impossible face aux nationalismes d'après-guerre encore brûlants. Il faut inventer une autre méthode, plus gradualiste, moins frontale, renoncer à faire l'Europe politique aujourd'hui pour pouvoir la faire demain. C'est ainsi que Jean Monnet et Robert Schuman conçoivent la Communauté économique européenne (CEE) : une Europe technique qui ne menace pas la souveraineté des gouvernements nationaux, mais conçue comme une "première étape" permettant de créer la confiance, les solidarités, la masse critique nécessaires pour basculer, un jour, vers l'Europe fédérale.
Pour leurs héritiers, ce jour était venu avec la chute du mur de Berlin. Il offrait la dynamique politique, après trente ans de construction européenne réussie. Témoignage de cette volonté, le changement de dénomination de l'Europe opérée par le traité de Maastricht en 1992 : de la Communauté économique européenne à l'Union européenne de l'Europe technique à l'Europe politique. Une volonté qui se manifeste au grand jour douze ans plus tard avec la Constitution européenne. Mais cette bataille fédérale est un échec. Traités de Maastricht (1992), Amsterdam (1997), Nice (2001), Constitution européenne (2004), traité de Lisbonne (2007) : négociations après négociations, l'Europe politique est repoussée.
Cette Europe politique - "française" - se heurte au refus de ceux, gouvernements et citoyens, qui ont une autre conception, "britannique", de la finalité européenne. Pour ceux-là, la première étape de l'Europe est aussi la dernière. Ils voient dans l'Europe une vaste zone économique de paix et de prospérité, qui a vocation non pas à s'approfondir politiquement mais à s'élargir géographiquement, à la Turquie et au-delà.
Beaucoup pensaient la fenêtre d'opportunité fédérale définitivement fermée. Mais une nouvelle chance se présente avec la crise de l'euro. Ce serait le triomphe de la méthode Monnet : l'intensité de l'intégration "technique" de l'eurozone, avec la monnaie unique, rendrait nécessaire l'intégration politique. L'eurozone est au milieu du gué et elle se noie. Le statu quo n'est pas possible. L'alternative n'a jamais été posée de manière aussi nette : soit le retour en arrière, avec le démantèlement de l'euro, soit le saut fédéral.
L'Europe fédérale est à nouveau à portée de main. Elle reposerait toutefois sur la partition de l'Europe avec une Europe à vocation fédérale pour les Etats membres qui choisissent la monnaie unique, et un second cercle de type confédéral pour regrouper les autres. Ce serait la reconnaissance d'une Europe à deux vitesses, schéma prôné en vain à Maastricht par François Mitterrand.
Est-ce la bonne solution ? Le schéma de l'Europe à deux vitesses permet de résoudre la querelle qui oppose depuis toujours les deux conceptions française et britannique de l'Europe. Puisque cinquante ans après le traité de Rome, ces deux conceptions sont toujours aussi fortes et irréconciliables, autant les reconnaître toutes les deux en leur donnant deux terrains de jeu différents. Plutôt que de paralyser à la fois l'approfondissement et l'élargissement, autant développer et l'un et l'autre. Et en tirer le double dividende : la puissance politique d'un cœur européen intégré ; et la capacité de pacification et de développement économique d'une Europe élargie.
Il y a toutefois une limite ; elle est institutionnelle. Comme articuler les futures institutions fédérales de la zone euro et les institutions intergouvernementales de l'Union européenne ? Peut-on imaginer un ministre des finances de la zone euro, voire in fine un gouvernement de la zone euro, responsable politiquement devant les citoyens européens, au sein des structures actuelles de l'Union européenne ? Aucun schéma convaincant n'a à ce jour été présenté. Penser les institutions de l'euro-fédéralisme : tel est le dernier défi des Européens.
Olivier Ferrand est président de Terra Nova