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Publié par Dujardin Jean

Au nom du 11 septembre… Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme est un ouvrage collectif qui est sorti aux éditions La Découverte le 11 septembre 2011. Coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, respectivement universitaires et journaliste, il regroupe les écrits de plus d’une trentaine de spécialistes européens et de journalistes, tous pointus dans leur domaine.

De l’Afghanistan à l’Irak, en passant par l’Algérie, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, la France, la Russie et bien sûr les États-Unis, cet ouvrage se penche, preuves à l’appui, sur les graves dérives et manipulations d’une lutte contre le terrorisme marquée au fer rouge par l’ampleur des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Le tout sans oublier le durcissement des législations qui restreint les libertés, les conséquences du renforcement de la coopération antiterroriste internationale, notamment avec les États-Unis du président Bush, ou encore les actions ouvertes ou clandestines violant sciemment le droit international.

 

Au nom du 11 septembre - GIF - 43.9 ko

Le chapitre dont Bakchich produit des extraits est écrit par le journaliste Thomas Deltombe. Sans aucune concession, il décrypte le mode de fonctionnement et les petits arrangements des « experts » en terrorisme qui trustent les écrans de télévision français et influencent donc l’opinion publique.

Les intertitres et les passages en italique sont de Bakchich.

Armer les esprits : le business des « experts » à la télévision française
par Thomas Deltombe
La naissance du marché des experts médiatiques

Nous sommes dans les années 80. C’est l’époque des attentats contre les « intérêts occidentaux » au Liban en 1983 et du « terrorisme proche-oriental » à Paris. Face à cette nouvelle donne sécuritaire, les journalistes sont désarmés. Les premiers « experts » font leur apparition dans les médias. Vingt ans plus tard, ils sont toujours là…

Les sollicitations médiatiques sont telles que certains journalistes commencent à se transformer eux-mêmes en « spécialistes ». Roland Jacquard, ancien journaliste au Canard enchaîné et collaborateur de diverses publications parisiennes, multiplie les livres sensationnalistes sur l’« internationale terroriste ». Xavier Raufer, ancien activiste d’extrême droite reconverti dans la presse magazine, milite pour la reconnaissance médiatique et universitaire d’une « science » dont il s’est fait une spécialité : la criminologie des « menaces contemporaines ». C’est l’époque aussi où le journaliste Antoine Sfeir, correspondant d’un quotidien libanais à Paris, fonde les Cahiers de l’Orient, auxquels contribuent des journalistes et des chercheurs. À la fin des années 1980, le « marché médiatique de l’expertise antiterroriste », pour reprendre une expression d’Hervé Brusini [aujourd’hui l’un des responsable de France 3], est en voie de constitution. (…)

Espèce à risque, les « spécialistes » qui interviennent dans les médias font l’objet d’une attention particulière de la part des hautes sphères du pouvoir, constate Roland Jacquard en 1986 : « On les craint, on les flatte, on cherche à les utiliser comme intermédiaires. Combien d’entre eux ont servi de provocateurs, d’agents de liaison ! Certains se muent rapidement en agents d’influence, de renseignement, d’intoxication, peut-être non rétribués, mais remerciés par des études toutes préparées, des possibilités de scoop. » [1]

A la guerre de l’info comme à la guerre

Après la première guerre du Golfe, les « experts » commencent à méchamment occuper les médias et en particulier les écrans de télévision. Les journalistes peuvent dormir tranquilles, leurs plateaux sont assurés.

Les stratèges militaires le savent : toute guerre est en partie une guerre de l’information. Cette idée reprend de la vigueur en France dans les années qui suivent la fin de la guerre froide. La première guerre du Golfe (1990-1991), riche en manipulations en tout genre, en est un bon exemple. C’est d’ailleurs lors de cette guerre que s’épanouit le marché de l’expertise médiatique : les « experts militaires » se démultiplient pour répondre à la demande des chaînes de télévision, que la concurrence pousse à organiser d’interminables « éditions spéciales ».

Xavier Raufer fait la promotion médiatique de son Atlas mondial de l’islam activiste [2]. Et au même moment, le politologue Gilles Kepel développe la théorie d’une guerre intestine entre l’« islam » et l’« islamisme », particulièrement appréciée des médias alors que les autorités françaises exhortent « les millions d’Arabes et de musulmans qui vivent sur notre sol » à rejeter les appels au djihad qui émanent du « monde musulman » [3] (…)

À la veille de l’an 2000, les médias sont donc plus que jamais une cible. Cible des armées qui remettent au goût du jour les « opérations psychologiques » mises de côté depuis la fin de la guerre d’Algérie. Cible aussi des grands groupes industriels qui se servent du « vecteur médiatique » pour déstabiliser leurs concurrents. Cible enfin d’une armée de consultants à la recherche d’un levier promotionnel pour pénétrer le marché en expansion de la « sécurité ».

Face à ces assauts, la télévision ne semble pas disposée à réagir. Cause ou conséquence de l’explosion du « marché de l’expertise », les journalistes ont tendance à se désinvestir de leur métier, remarque Hervé Brusini, aujourd’hui l’un des responsables de la chaîne publique France 3. Travaillant dans l’urgence, éloignés des lieux où se fait l’actualité mondiale, ceux qui travaillent pour les médias classiques se reposent sur ces « experts » qui ne refusent jamais de meubler un plateau de télévision ou de remplir quelques colonnes de journaux. Une forme de sous-traitance qui permet en outre aux journalistes d’externaliser leur responsabilité éditoriale. Le média n’est dès lors plus qu’une boîte vide, que les journalistes remplissent en distribuant des cartons d’invitation.

Apparue sur les écrans de télévision français en septembre 2001, l’émission C dans l’air est une bonne illustration de cette logique de désinvestissement généralisé. Bien que diffusée sur France 5, la chaîne éducative du secteur public, l’émission est en réalité totalement privatisée : réalisée dans les locaux d’Europe 1 (groupe Lagardère), elle est produite par Maximal Productions (groupe Lagardère), société dirigée par Jérôme Bellay (à l’époque patron d’Europe 1). Émission de news and talk, le principe consiste pour le présentateur, Yves Calvi (transfuge d’Europe 1), à se mettre dans la peau du « Français moyen » en posant des questions sur un ton faussement naïf et en relayant certaines de celles que les téléspectateurs envoient par SMS.

En direct, ces questions sont distribuées par le présentateur à un panel d’« experts » que l’équipe de C dans l’air a préalablement « castés » [4]. L’émission est agrémentée de quelques reportages, qui la confortent grâce au « réalisme » des images et dans lesquels sont fréquemment interrogés d’autres experts.

On retrouve le même dispositif dans nombre d’émissions, en particulier sur les chaînes d’information en continu qui, par nature et par souci d’économies, sont très gourmandes d’intervenants extérieurs, généralement non rémunérés, pour remplir le temps d’antenne (LCI lancée par le groupe Bouygues-TF1 en 1994, et I-Télé lancée par le groupe Vivendi-Canal plus en 1999). C’est dans ce contexte de vampirisation du journalisme par l’« expertise » qu’intervient le 11 septembre 2001. (…)

Et le 11 septembre fût…

Les experts médiatiques n’ont évidemment pas raté le coche des attentats du 11 septembre 2001 et l’avènement d’un nouvel ordre mondial…

Le retour foudroyant du « terrorisme » dans l’actualité après le 11 septembre a puissamment consolidé la position des experts médiatiques — et en particulier de ceux qui font profession d’exploiter la peur. Car les médias exigent des réponses « expertes » à de multiples questions : que s’est-il passé et que doit-on maintenant craindre ? Qui est Ben Laden et que se passe-t-il « dans le monde musulman » ? Maintenant que « l’impensable est devenu réalité » et que le terrorisme a muté en « hyperterrorisme », les journalistes des grands médias ont tendance à faire une confiance aveugle aux scénaristes du pire.

C’est ainsi que Guillaume Bigot, obscur professeur d’économie de l’université privée Léonard-de-Vinci, sort de l’anonymat. Auteur en 2000 d’un recueil intitulé Les Sept Scénarios de l’apocalypse, il avait, dit-on, « prophétisé » le 11 septembre. Honoré de ce fait du titre de « spécialiste en géopolitique », il sera invité à faire des démonstrations d’anticipation cataclysmique sur de nombreux plateaux de télévision et il entamera une prolifique carrière d’essayiste — il tentera même sa chance en politique (comme candidat chevènementiste aux élections législatives de 2002). Un parcours qui montre que l’« apocalypse » se vend bien et que la consécration télévisuelle peut ouvrir d’intéressantes perspectives de carrière. Par un soigneux glissement du conditionnel à l’indicatif, et du « possible » au « certain », les experts du genre décrivent la situation post-11 septembre comme une terrifiante période de danger perpétuel.

La plus belle réussite de l’après-11 septembre est sans doute le come back médiatique de Roland Jacquard. L’« expert » qui prophétisait depuis plus de vingt ans l’inimaginable (terrorisme nucléaire, détournement d’avion par des virus informatiques, etc. [5] trouve enfin sa consécration. Et il est pris d’autant plus au sérieux que l’ex-journaliste s’affuble maintenant du double titre, aussi ronflant qu’énigmatique, de « président de l’Observatoire international du terrorisme » et d’« expert auprès des pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU ».

Fin connaisseur des médias, Roland Jacquard sait en effet que les journalistes qui l’invitent ont tellement besoin d’« experts » pour remplir les plateaux et pour répondre « aux questions que se posent les téléspectateurs », qu’ils n’interrogeront jamais publiquement la pertinence de tels « titres » [6] Jouant ainsi du désinvestissement des journalistes, Roland Jacquard peut suggérer n’importe quelle hypothèse — celle par exemple de l’implication d’anciens agents de la Stasi ou de l’Irak dans les attentats du 11 septembre [7] — sans risque d’être démenti. La forme étant de loin plus importante que le fond, ses prestations médiatiques se résument pour l’essentiel à une sidérante rafale de chiffres à prétention scientifique et d’anecdotes d’apparence technique visant à démontrer l’imminence d’une « attaque bactériologique », de l’explosion d’une « bombe radiologique » ou de l’« infiltration en France de dangereux virus ». La conclusion est toujours la même : « Il faut être extrêmement prudent, et se préparer à cette guerre de demain, parce qu’elle arrivera malheureusement un jour [8]… »

Outre les « experts » des techniques opérationnelles terroristes, la configuration des plateaux de télévision prévoit systématiquement la présence de « spécialistes du monde arabo-musulman », censés donner aux téléspectateurs un peu d’intelligibilité géopolitique à l’action d’Al-Qaida et des autres mouvements « islamistes ». Les figures emblématiques en la matière sont sans conteste Antoine Sfeir et Antoine Basbous (ancien porte-parole en France des Phalanges chrétiennes libanaises, devenu essayiste) : selon l’hebdomadaire Télérama (31 janvier 2007), en ne prenant en compte que les chaînes hertziennes, Antoine Sfeir est intervenu 240 fois à la télévision entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2006 (soit prêt d’une fois par semaine en moyenne, vacances comprises) et Antoine Basbous 121 fois. Leur formidable succès médiatique s’explique largement par le fait qu’ils sont de « bons clients » : ils tiennent un discours simple et inquiétant, beaucoup plus facile à vendre que les analyses nuancées proposées par des chercheurs comme Bruno Étienne, Olivier Roy ou François Burgat.

Le business avant tout…

Si intervenir dans les médias est bon pour la visibilité, cela ne nourrit pas pour autant son homme. Du coup, plusieurs experts ont monté des structures de conseil.

On comprend mieux cette adaptation à l’alarmisme ambiant lorsque l’on sait que le « directeur de l’Observatoire des pays arabes » (Antoine Basbous), le « président de l’Observatoire international du terrorisme » (Roland Jacquard) et le « président du Centre d’études et de réflexion sur le Proche-Orient » (Antoine Sfeir) sont aussi, et surtout, des consultants. En dépit de son aspect universitaire, l’Observatoire des pays arabes est une SARL : « Créé en 1992, explique son site Web [9], ce cabinet de conseil en stratégie aide les décideurs des secteurs privés ou publics à comprendre le fonctionnement des États et des sociétés de cette zone [“arabo-islamique”], à évaluer le risque économique, à anticiper le risque politique, à identifier les marchés porteurs et à réaliser des études de marché et des études de clientèle. Depuis sa création, l’Observatoire des pays arabes a réalisé des travaux pour le compte de l’Union européenne (Bruxelles), pour plusieurs sociétés d’énergie, des banques, des groupes dans la grande distribution, dans le BTP et pour l’administration. »

Plus énigmatique, l’« Observatoire international du terrorisme » de Roland Jacquard consiste en une simple page Web dont tous les liens renvoient à un autre site, « Sentinel, analyses et solutions », lettre confidentielle fondée par Roland Jacquard en 1986 qui propose aux entreprises des « sessions de sensibilisation et de formation » et des « services opérationnels : audits, enquêtes financières, etc. ». Quant à Antoine Sfeir, il travaille comme consultant pour assurer l’implantation de certaines entreprises dans le « monde arabe » et rédige des rapports pour diverses administrations françaises (Secrétariat général de la défense nationale, Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, etc.) [10]. « Ça fonctionne en boucle, constate l’universitaire Olivier Roy. On ne sait plus très bien quelle est la source de revenu. Faire des contrats avec des boîtes vous permet de passer pour un expert en sécurité, ce qui vous permet ensuite de faire un livre, puis de passer dans les médias pour le vendre, puis de faire des conférences rémunérées qui permettent à l’occasion de rencontrer des clients [11]. » (…).

De l’art d’être expert ou le cas Eric Denécé

Pour Thomas Deltombe, l’auteur de ce chapitre, Eric Denécé représente « sans doute l’exemple le plus abouti de cette génération d’experts post-11 septembre. » Portrait.

Ayant travaillé dans sa jeunesse comme analyste au SGDN (1986-1989), il s’est ensuite engagé « à titre personnel » dans « les maquis cambodgiens luttant contre les Vietnamiens » avant de devenir ingénieur commercial chez Matra Défense. Reconverti dans l’intelligence et la sécurité économique, il s’occupera dans les années 1990 de la défense des intérêts de Total en Birmanie : dans la jungle, en coordination avec l’armée birmane, et sur le papier, en dénonçant des « opérations de déstabilisation » initiées, selon lui, par les Américains contre le pétrolier français. Anticommuniste fervent, fin connaisseur des méthodes contre-insurrectionnelles et passionné par les services secrets, il crée en 2000 une association baptisée « Centre français de recherche sur le renseignement » (CF2R).

En bon spécialiste des opérations psychologiques, Éric Denécé connaît les recettes pour se faire inviter sur les plateaux de télévision. Il faut, dit-il, « être disponible » quand on vous appelle, « avoir un titre ronflant qui crédibilise », savoir « faire des phrases courtes, pour permettre aux journalistes de vous couper au montage ». Appliquant toutes ces règles à la lettre, il deviendra en tant qu’« ancien du renseignement » et « directeur du CF2R » un des experts en terrorisme les plus convoités. Ses activités de consultant, de conférencier, de formateur et d’essayiste ne semblent pas souffrir de la grande disponibilité qu’il accorde aux médias. Auteur en 2005 d’une étude aussi remarquée qu’angoissante sur le « développement de l’islam fondamentaliste en France » (pour le compte d’une entreprise de la grande distribution) et d’un ouvrage sur le risque terroriste pesant sur l’industrie touristique, Éric Denécé a pour objectif avoué de « créer une culture du renseignement » dans la société française : il a publié en 2007 un livre sur le sujet, qui a été pensé, dit-il, « pour être vendu chez Auchan, dans les gares, pour que les gens lisent ça sur les plages en vacances » ; et il travaillait la même année sur un projet de parc d’attraction, Spyland, consacré au monde mystérieux de l’espionnage… (…)

Que valent les informations des « experts » ?
.../...


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