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Publié par ERASME

David Graeber, l'anthropologue anarchiste américain, auteur de "Bullshit jobs" et de "Dette: 5000 d'histoire" est décédé le 2 septembre à Venise à l'âge de 59 ans...
Extraits de "Vers une «bullshit economy»", tribune publiée en mai 2020.
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"Si l’économie peut avoir un sens réel et tangible, ce doit être celui-ci : les moyens grâce auxquels les êtres humains pourront prendre soin les uns des autres, et rester vivants, dans tous les sens du terme. Qu’exigerait cette nouvelle définition de l’économie ? De quels indicateurs aurait-elle besoin ? Ou faudrait-il renoncer définitivement à tous les indicateurs ? Si la chose s’avère impossible, si ce concept est déjà trop saturé d’hypothèses fallacieuses, nous serions bien inspirés de nous souvenir qu’avant-hier, l’économie n’existait pas. Peut-être que cette idée a fait son temps"
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"Nous ayons atteint un stade où l’économie désigne non pas un mécanisme censé pourvoir aux besoins humains ou même à leurs désirs, mais majoritairement à ce petit surplus, la cerise sur le gâteau : ce qui naît de l’augmentation du PIB... Pourtant, le confinement nous l’a assez montré : ce n’est que de la poudre aux yeux. Pour le dire autrement, nous avons atteint le point où l’économie n’est qu’un vaste nom de code pour une bullshit economy, une «économie à la con» : elle produit de l’excès, mais non un excès glorifié pour sa propre superfluité, comme l’aristocratie aurait pu le faire jadis - un excès cultivé avec violence et présenté comme le royaume de la nécessité, de l’«utilité», de la «productivité», bref, d’un réalisme froid et forcené.
Or ce qu’on nous somme de faire repartir en «relançant l’économie», c’est précisément ce secteur à la con où des managers supervisent d’autres managers, le monde des consultants en RH et du télémarketing, des chefs de marques, des doyens supérieurs et autres vice-présidents du développement créatif (secondés par leur cohorte d’assistants), le monde des administrateurs d’écoles et d’hôpitaux, ceux et celles qu’on paie grassement pour «designer» les visuels des magazines dédiés à la «culture» en papier glacé de ces entreprises dont les cols-bleus à effectif réduit et en perpétuelle surchauffe sont forcés de s’atteler à des monceaux de paperasserie superflue. Tous ces gens dont le boulot, en somme, consiste à vous convaincre que leur boulot ne relève pas de l’aberration pure et simple. Dans l’univers corporate, nombreux sont les employés qui n’ont pas attendu le début du confinement pour être intimement convaincus qu’ils n’apportaient rien à la société. Aujourd’hui, travaillant presque tous à domicile, ils sont bien obligés de regarder la réalité en face : la partie nécessaire de leur travail quotidien est pliée en un quart d’heure ; mieux, les tâches qui doivent impérativement être effectuées sur place - attendu qu’elles existent - le sont beaucoup plus efficacement en leur absence. Un coin du voile a été levé, et les appels à «faire repartir l’économie» dominent dans le chœur de nos politiques, terrifiés à l’idée que le voile pourrait se lever pour de bon si on tarde trop à venir le baisser.
Cette question est d’une importance cruciale pour la classe politique en particulier, car c’est fondamentalement une question de pouvoir. Tous ces bataillons de larbins, de gratte-papier et de rafistoleurs professionnels, je crois qu’il faut les voir comme la version contemporaine du serviteur féodal. Leur existence est la conséquence logique de la financiarisation, ce système où les bénéfices de l’entreprise découlent non pas de la production ou même de la commercialisation de biens quelconques, mais d’une alliance toujours plus forte entre les bureaucraties entrepreneuriales et gouvernementales, créées pour produire de la dette privée et devenant de plus en plus nébuleuses à mesure qu’elles s’imbriquent.
Comme l’a révélé la crise de 2008, les marchés financiers globaux ne sont que des outils permettant de spéculer sur les prochaines stratégies de recherche de rente - un système fondé sur la puissance militaire américaine. En 2003, Immanuel Wallerstein avait même émis l’idée que tout le consensus de Washington des années 90 reposait sur cette réalité : pris d’une peur panique face au déclin de la domination industrielle américaine et aux avancées inexorables de l’Europe, de l’Asie de l’Est et des Brics [pays émergents : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, ndlr], l’empire américain faisait une tentative désespérée pour entraver la progression de ses concurrents en insistant sur la «réforme des marchés», une réforme dont l’effet principal serait de forcer ces derniers à adopter le même modèle d’entreprise, cette bureaucratie inepte et dilapidatrice qui avait cours aux Etats-Unis. Il est évident que nous nous porterions mieux si de nombreux emplois mis entre parenthèses étaient bientôt rétablis ; mais il y en a peut-être davantage encore que l’on aurait tout intérêt à ne pas voir revenir - à plus forte raison si nous voulons éviter la catastrophe climatique absolue.
Si tout cela ne nous semble pas criant de vérité, si nous ne nous questionnons pas plus que ça sur le bien-fondé de la relance de l’économie, c’est parce qu’on nous a habitués à penser les économies à l’aune de cette vieille catégorie du XXe siècle, la fameuse «productivité».
Mais si la crise actuelle nous a permis de tirer un constat, c’est bien que seule une infime partie de l’emploi, même le plus indispensable, est véritablement «productive» au sens classique - à savoir qu’elle produit un objet physique qui n’existait pas auparavant. Ce que l’on perçoit moins, c’est à quel point le culte de la productivité, dont la principale raison d’être est de justifier ce système, a atteint un point où il se grippe lui-même...
Les exhortations à relancer l’économie ne sont que des incitations à risquer notre vie pour permettre aux comptables de retrouver le chemin de leur box. C’est pure folie. Si l’économie peut avoir un sens réel et tangible, ce doit être celui-ci : les moyens grâce auxquels les êtres humains pourront prendre soin les uns des autres, et rester vivants, dans tous les sens du terme. Qu’exigerait cette nouvelle définition de l’économie ? De quels indicateurs aurait-elle besoin ? Ou faudrait-il renoncer définitivement à tous les indicateurs ? Si la chose s’avère impossible, si ce concept est déjà trop saturé d’hypothèses fallacieuses, nous serions bien inspirés de nous souvenir qu’avant-hier, l’économie n’existait pas. Peut-être que cette idée a fait son temps".
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