Ancien chef de poste de la DGSE à Damas, Alain Chouet conteste la décision française de livrer des armes à l'opposition syrienne (Propos recueillis par Jean Guisnel - LePoint.fr)
Le président français François a souhaité vendredi 15 mars que les Européens prennent "dans les
prochaines semaines" une décision sur la levée de l'embargo sur la fourniture d'armes aux forces d'opposition syriennes. "Des armes sont livrées par des pays, dont la Russie, à Bachar el-Assad
et son régime. Nous devons en tirer toutes les conclusions et l'Europe doit prendre sa décision dans les prochaines semaines", a déclaré François Hollande. Il a précisé que "toutes les
conséquences de la levée de l'embargo" seraient examinées par les ministres des Affaires étrangères au cours d'une réunion prévue de longue date les 22 et 23 mars à Dublin.
Une démarche jugée sévèrement par Alain Chouet, ancien chef de poste de la DGSE à Damas, puis cadre supérieur des services
secrets. Il est l'un des meilleurs connaisseurs du monde arabo-musulman. Rencontre.
Le Point.fr : Est-il opportun que la France livre des armes à l'opposition syrienne ?
Alain Chouet : Je suis confondu par cette affaire. On se trouverait complètement en dehors de la légalité
internationale, dans une situation sans précédent. Pour prendre une comparaison, c'est comme si la France, en 1992, avait décidé unilatéralement d'armer le GIA (Groupe islamique armé) et le FIS
(Front islamique du salut) algériens, sous prétexte qu'ils avaient gagné les élections et que les militaires avaient interrompu le processus électoral. Dans le cas de la Syrie, nous armerions
des groupes non représentatifs et reconnus par personne, si ce n'est par nous ! l'ONU n'a pas reconnu l'opposition, et d'ailleurs, de quelle opposition parlons-nous ? Elle est totalement
hétéroclite et divisée, les militaires ne reconnaissent pas l'autorité des politiques et, à l'intérieur de la composante militaire, les milices djihadistes ont pris le pas sur les
autres.
Quelles armes la France veut-elle livrer ?
Je ne le sais pas. J'entends parler d'armes "défensives", qui ne font pour moi aucune différence avec les armes "offensives".
Quant à évoquer des armes "non létales", on joue sur les mots. Et je ne sais pas à qui on va les donner... Certains responsables politiques français affirment que nos services spéciaux savent
parfaitement à qui il faut les donner. Je connais la Syrie depuis 40 ans, j'ai fait partie des services spéciaux pendant 30 ans et j'affirme qu'une telle certitude est totalement présomptueuse.
Ce que je constate, c'est que, sur le terrain, celle qu'on appelle l'ASL (Armée syrienne libre) est composée d'officiers et d'hommes de troupe qui ont déserté vers la Turquie et qui se trouvent
pour la plupart consignés dans des camps militaires quand ils n'ont pas donné des gages d'islamisme. L'un des fondateurs de l'ASL, le colonel Riad al-Assaad, se trouve pratiquement assigné à
résidence avec l'interdiction de se rendre sur le territoire syrien. Tout cela pour laisser la place aux groupes salafistes et aux djihadistes. Je repose donc la question : quelles armes
allons-nous donner et à qui ?
Si Londres et Paris veulent livrer des armes, c'est pour balayer Bachar el-Assad. Pourquoi bouger maintenant, après
deux ans de quasi-immobilisme ?
Nous n'avons aucun mandat de l'ONU ou de qui que ce soit d'autre ni de légitimité juridique pour renverser le président Assad
quels que soient ses torts. Ce n'est pas aux Français ni aux Anglais de le faire, mais aux Syriens. Depuis deux ans, la France a fourni aux opposants syriens une assistance logistique,
technique, des entraînements organisés par les services spéciaux, également britanniques ou américains. Cette fois, en livrant officiellement des armes, on passe à un autre stade !
Ce n'est tout de même pas d'aujourd'hui que des services secrets soutiennent des groupes d'opposition armés au mépris
des lois internationales !
Certes, et ces services sont même faits pour ça... On ne peut envoyer des militaires avec drapeaux, plumes et trompettes que
lorsqu'on en a le mandat dans le cadre de la légalité internationale. Mais dès lors qu'un ministre des Affaires étrangères proclame qu'il va apporter une aide militaire à des étrangers désireux
de renverser leur gouvernement, même si les instances internationales s'y opposent, on entre dans une forme nouvelle et dangereuse de l'illégalité internationale.
Vous connaissez extrêmement bien la Syrie, où vous avez longtemps été en poste et dont vous parlez la langue. Quelle
est votre appréciation globale sur la situation ?
Depuis deux ans, la situation s'est gravement dégradée. On est dans un pays dévasté, ruiné, en proie à des affrontements
ethniques et confessionnels, où rien ne sera plus jamais comme avant. On est entré dans une logique de guerre civile semblable à celle qui a ensanglanté le Liban pendant 15 ans. Mais je vous le
dis nettement : ce n'est pas en armant des salafistes qu'on va arriver à une solution. D'une façon hypocrite, la France a appelé à une solution négociée en disqualifiant d'emblée une des
parties sommée de ne pas se présenter à la table des discussions, en l'occurrence le pouvoir en place. Que reste-t-il alors à négocier ? Depuis le début de cette affaire, on se trouve dans le
flou militaire, juridique, politique ou idéologique. J'ai le plus grand mal à m'y retrouver. On est dans une ambiguïté absolue en soutenant en Syrie ceux contre lesquels on lutte
ailleurs.
Pouvez-vous être plus précis ?
J'évoque ici le Mali. Même si comparaison n'est pas raison et si les islamistes qui se manifestent au Mali ne sont pas les
mêmes qui se battent en Syrie, ils ont les mêmes objectifs, les mêmes inspirateurs, les mêmes idéologues et les mêmes financiers. Je trouve ça tout à fait curieux. Et en tant qu'ancien
responsable d'un grand service de l'État, je suis assez perturbé par ces choix bizarres et antagonistes de nos diplomates et de nos politiques.
Voir également la note : OrionNote16 Syrie