La Commission, gardienne des Traités - Vraiment ?
Une récente étude très documentée d’un groupe de juristes ( intitulée « Where have the guardians gone ? » ) met en évidence de façon assez spectaculaire une véritable révolution culturelle au sein de la Commission dans son rôle de gardienne des Traités :
Plus précisément, cette étude démontre que - depuis 2004, sous la Présidence de M. Barroso - la Commission a systématiquement organisé et mis en oeuvre une politique de tolérance (« forebearance ») vis à vis des violations du droit européen par les Etats membres. Plus précisément, la Commission a délibérément privilégié le « dialogue politique » bi-latéral avec les Etats par rapport à l’action juridique, cad au déclenchement de procédures de manquement et de saisine de la CJUE.
Rappelons que les traités confient à la Commission le rôle et la responsabilité exclusifs (1) de « veiller à l’application des traités ainsi que des mesures adoptées par les institutions » et de « surveiller l’application du droit de l’Union » (art. 17 §1 TUE). Pour exercer cette compétence, la Commission peut enjoindre à un Etat de se conformer à ses obligations et peut saisir la CJE en cas de refus (art. 258 CJUE).
L’étude démontre donc, chiffres à l’appui, que - dans la période couverte de 2004/2018 - le nombre des procédures en manquement initiées par la Commission a chûté de près de … 70% et les saisines de la CJUE de …90%. Elle explique que ce phénomène ne peut pas être causé par un plus grande discipline des Etats (2) mais résulte clairement d’une réticence à les mettre en cause directement et publiquement. Confrontée à une violation manifeste d’une règle européenne par un Etat, la Commission a de plus en plus retardé - voire renoncé à - une procédure juridique dans l’espoir de convaincre cet Etat à régulariser sa situation.
Plus précisément, la mécanique interne de lancement d’une procédure de manquement au sein des services de la Commission a été profondément modifiée. L’initiative des poursuites a été retirée aux échelons des DG et du Service juridique pour être élevée au niveau politique cad à celui des commissaires et, in fine, du Président assisté pour cela du Secrétariat Général. Le nouveau système - baptisé « EU Pilot » - a été conçu comme un filtre centralisateur permettant de limiter le nombre des poursuites et de gérer bilatéralement et au niveau politique les cas les plus sensibles.
Concrètement, un manquement avéré relevé par les services fait d’abord l’objet - sous les auspices du Secrétariat Général - de contacts officieux (et confidentiels) entre le Représentant Permanent de l’Etat concerné et le Commissaire compétent (et/ou de la nationalité de cet Etat). Si un arrangement/compromis n’est pas trouvé à ce niveau, l’affaire peut encore être évoquée directement par le Président de la Commission auprès du Chef de Gouvernement concerné (notamment, précise l’étude, en marge d’une réunion du Conseil européen).
De façon assez inédite - l’étude se base très factuellement sur une « Interview Evidence » (3) cad sur une série d’entretiens méthodiques et croisés avec 25 hauts responsables des Institutions (surtout de la Commission) impliqués dans la gestion quotidienne des affaires. Ces témoignages de première main - parfois amers (4) - sont très révélateurs de la nouvelle approche par la Commission de son rôle de gardienne des traités - une approche ouvertement destinée à remplacer une procédure dite « bureaucratique » par un processus de négociation « politique ».
De fait, cette évolution est révélatrice de deux autres phénomènes parallèles de plus grand ampleur analysés par l’étude : celui de la nature de plus en plus intergouvernementale de l’UE27 et, dans ce nouveau cadre, celui du souhait de la Commission de se hausser au rang d'organe « politique ». A cet égard, l’étude souligne le rôle principal joué par le Président Barroso et poursuivi - avec plus de modération - par M. Juncker et Mme Von der Leyen.
Deux extraits des entretiens pré-cités sont révélateurs de l’ambiguïté de la situation :
« You cannot be a political Commission in the morning and a bureaucratic Commission in the afternoon »
« Everybody loves law making and nobody loves law enforcement »
Plus généralement, la Commission s’est trouvée confrontée à une tension « between its roles as engine of integration and gardien of the treaties » et a été amenée à sacrifier partiellement le second pour préserver le premier.
Nous ajouterons trois remarques à ce résumé approximatif et succinct de l’étude.
La première est que la nouvelle approche de « tolérance » vis à vis des infractions des Etats membres est mise à rude épreuve - et trouve ses limites - lorsqu’il s’agit de violations particulièrement graves relatives, par exemple, au respect des valeurs de base de l’Union (5)(6).
La deuxième est que l’exigence générale du respect du droit ne peut être exigée des Etats si les Institutions elles mêmes ne l’observent que sélectivement.
Where Have the Guardians Gone? Law Enforcement and the Politics of Supranational Forbearance in the European Union
Revue des Revues (Avril - Juin 2022) - Cour de Justice de l'Union européenne
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