Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par ERASME

" [...] Kraus et Spengler sont l’un et l’autre des critiques acerbes de l’optimisme rationaliste, de l’idée de progrès et des utopies qu’elle a engendrées dans le domaine social et politique. L’un et l’autre sont convaincus que les productions les plus remarquables de la culture sont derrière nous plutôt que devant nous et que les conquêtes spectaculaires de la science et de la technique n’ont rien à voir avec l’existence d’une grande culture.

« Les mondes scientifiques, écrit Spengler, sont des mondes superficiels, pratiques, sans âme, purement extensifs » (Der Untergang des Abendlandes, p. 451).

5C’est également la conviction de Kraus que la religion du progrès scientifique et technique signifie essentiellement le triomphe de la superficialité, de la vulgarité et de l’inculture.

6Bien qu’il ait adopté lui-même fréquemment des positions qui peuvent être considérées comme progressistes ou même révolutionnaires, selon les critères usuels, Kraus a pris soin de rappeler à l’occasion, sur le mode de la provocation ironique, à quel point sa conception de la société était en fait aristocratique, traditionaliste et conservatrice ; selon lui, ses prétendus amis littéraires de la gauche radicale n’auraient jamais dû oublier une chose tout à fait claire, à savoir qu’il haïssait moins la peste que ses amis littéraires radicaux :

« Ils ont considéré mes attaques contre les juifs libéraux, contre la bourgeoisie et la Neue Freie Presse comme radicales de gauche et n’ont pas soupçonné que, pour autant que je veuille quoi que ce soit et que ce que je veux puisse être transcrit dans une formule radicalement intelligible, elles sont au plus haut point radicales de droite. Ils ont cru que j’étais un révolutionnaire et il leur faut à présent apprendre que je ne suis même pas encore arrivé jusqu’à la Révolution française, à plus forte raison dans l’époque qui se situe entre 1848 et 1914 et que j’aimerais régaler l’humanité du retrait des droits de l’homme, les juifs du retrait du téléphone, les journalistes de la suppression de la liberté de la presse et les psychanalystes de l’introduction de la propriété du bas-ventre » (« Sehnsucht nach aristokratischem Umgang » in : Untergang der Welt durch schwarze Magie, p. 341).

7Même si l’on fait la part de l’ironie et bien que Kraus ait certainement été en toute occasion un défenseur acharné de la liberté de l’individu, il n’était pas – c’est le moins qu’on puisse dire – un défenseur inconditionnel des fameuses libertés que l’on a pris l’habitude de considérer comme essentielles dans les démocraties modernes, en particulier la liberté d’opinion, qui a fini par engendrer la tyrannie de l’opinion, et la liberté de la presse, qui a engendré celle du journalisme. Au vu de la menace considérable que la toute-puissance du journal fait peser aujourd’hui sur l’avenir de l’humanité, il n’était pas du tout convaincu que la limitation ou la suppression de la liberté de la presse représenterait forcément une perte très importante dans un monde où le droit le plus essentiel qui est quotidiennement bafoué n’est pas ce que l’on appelle le droit de l’homme, mais plutôt le droit d’être homme, d’être encore un homme.

8Cela autorise-t-il à classer Kraus dans la catégorie des penseurs explicitement conservateurs ? Il faut, me semble-t-il, résister fermement à cette tentation, entre autres choses, à cause de ce que Nietzsche à appelé, à propos de Schopenhauer, « la réaction comme progrès ». La dénonciation de ce qu’il peut y avoir de naïveté, de superficialité, d’immaturité, de partialité et d’injustice historique dans une certaine façon de concevoir et de vouloir le progrès peut indiscutablement représenter elle-même un progrès décisif. En ce sens-là, bien que sa position ne soit certainement pas exempte de toute espèce d’ambiguïté et de danger, Kraus peut certainement être considéré, d’un point de vue actuel, comme un penseur éminemment progressiste.

9Comme il l’a écrit lui-même dans une formule très frappante, Kraus n’a jamais approuvé la « volonté conservatrice » en tant que volonté de puissance, mais toujours uniquement en tant que volonté d’essence (Wille zum Wesen) (« Nachwort », in : Untergang der Welt durch schwarze Magie, p. 360-361). Sur ce point, il représente, d’une certaine façon, l’exacte antithèse de Spengler. Celui-ci identifie le déclin à l’affaiblissement de la volonté de puissance propre à une culture. Pour Kraus le déclin est constitué uniquement par la perte ou l’oubli de l’essentiel et le triomphe du secondaire et du subalterne sur le principal. Il oppose à un moment donné lui-même ironiquement les deux concepts de « culture » et de « civilisation » de la façon suivante :

« la culture est la convention tacite de faire passer le moyen de vivre (Lebensmittel) après la fin de la vie (Lebenszweck). La civilisation est l’assujetissement de la fin de la vie au moyen de vivre. C’est cet idéal que sert le progrès et c’est à cet idéal qu’il fournit ses armes. Le progrès vit pour manger et démontre de temps à autre qu’il peut même mourir pour manger » (« In dieser großen Zeit », in : Weltgericht, p. 11).

10Le progrès sous sa forme moderne

« sous les pieds duquel l’herbe se flétrit et la forêt se transforme en papier, où poussent les feuilles de journal » (ibid. p. 12)

11représente donc exactement le genre d’inversion des valeurs qui constitue, pour Kraus, le vrai déclin. Or le progrès, tel qu’il est conçu actuellement, n’est justement rien d’autre qu’une affirmation complètement démesurée et paranoïaque de la volonté de puissance de l’humanité au détriment de sa volonté d’essence.

12Les deux choses essentielles auxquelles Kraus a voué un véritable culte et qu’il a défendues passionnément en toute occasion sont la nature, agressée par le progrès technique, et le langage, agressé par le journalisme. Évoquant le « mécontentement cosmique » et la révolte de la nature contre l’excès de la bêtise humaine, une révolte que l’on voit se manifester dans les tremblements de terre, les tempêtes et le naufrage de merveilles de la technique comme le Titanic, sur le chemin duquel la nature a oublié d’écarter les icebergs, il écrit :

« Cela procure une certaine tranquillité de ressentir cette fureur de la nature contre la civilisation comme une protestation pacifique contre les dévastations que celle-ci a provoquées dans la nature ». (« Die Erde will nicht mehr », in : Untergang der Welt durch schwarze Magie, p. 53).

13Kraus reproche à l’homme souverain d’être devenu, avec la complicité des journalistes, un simple voyeur du progrès, qui n’apprécie plus, dans celui-ci, que sa performance et le spectacle, sans prendre la peine de se demander encore à quoi il peut servir, comme il l’écrit à propos de la découverte du pôle nord :

« À chaque parasite de l’époque est restée la fierté d’être un contemporain […] C’est affaire d’idéalisme que de se consoler de la perte de l’ancien avec le fait que l’on peut contempler la bouche ouverte quelque chose de nouveau et, si le monde va à sa fin, le sentiment de supériorité de l’homme triomphe dans l’attente d’un spectacle auquel seuls les contemporains ont accès » (« Die Entdeckung des Nordpols », in : Die chinesische Mauer, p. 274).

14Kraus considère que c’est en réalité la bêtise qui a conquis le pôle nord et que c’est son drapeau qui y flotte victorieusement pour indiquer que le monde lui appartient.

15Sur ce qu’il attendait de la politique, Kraus s’est exprimé de la façon suivante :

« Pour nous, la politique n’est qu’une méthode pour prendre soin de la vie, de façon à ce que nous parvenions à l’esprit. Nous avons détesté une politique qui, pour laisser périr la première, faute de soins, a maltraité le second. Nous sommes contents d’une politique qui a la volonté honnête de rétablir la première et de nous laisser à nous-mêmes le soin de nous occuper de tout le reste ». (« Mit vorzüglicher Hochachtung », Briefe des Verlags der Fackel, p. 95).

16Cette séparation des tâches vaut également, pour lui, en ce qui concerne l’économie, la science et la technique. Les valeurs qu’elles incarnent ne peuvent être que des valeurs subalternes, qui ne doivent pas être autorisées à se substituer aux valeurs essentielles. Elles ont essentiellement pour tâche de faciliter la solution de certains problèmes matériels, afin de rendre l’homme disponible pour des tâches plus importantes, et doivent s’abstenir de légiférer dans le domaine réservé de l’esprit. En particulier, ni le savoir pour savoir, ni le savoir pour pouvoir ne constituent des objectifs que l’on peut approuver sans réserve. Contre la tentation de les absolutiser, Kraus ne cesse de réaffirmer le respect que l’on doit au mystère et celui que l’on doit à la nature.

17Dans la manière dont Kraus et Spengler conçoivent et analysent respectivement le processus de la technique moderne, il y a à la fois une convergence remarquable et une différence essentielle. Aux yeux de Kraus, la technique a cessé depuis longtemps d’être ce qu’elle était supposée être au départ, à savoir un moyen d’assurer à l’homme le minimum d’autonomie, de sécurité et d’efficacité indispensable par rapport à la réalité qui l’entoure, pour se transformer en une agression caractérisée de l’être humain contre son environnement naturel. Kraus soutient que la technique moderne est d’essence guerrière, qu’elle est une forme de guerre menée contre la nature, dans le but unique d’affirmer la supériorité de l’homme sur elle, de la dominer et de l’asservir complètement, même si l’humanité doit, pour ce faire, risquer de périr elle-même. La guerre moderne consacre aux yeux de Kraus le triomphe de la technique et de l’industrie elles-mêmes, qui y dévoilent la véritable nature de leur projet. L’illusion « techno-romantique », comme il l’appelle, consiste à s’imaginer que, dans une époque où le patriotisme et l’héroïsme individuels ont été remplacés par la toute-puissance impersonnelle et anonyme des moyens scientifiques et techniques, il est encore possible de célébrer sérieusement les aspects « romantiques » de la guerre. De façon plus générale, Kraus considère que la croyance romantique aux vertus du progrès scientifique et technique est le fait de ceux qui jugent la situation actuelle en fonction de concepts qui ne s’y appliquent plus du tout et en parlent dans un langage complètement dépassé, en oubliant qu’un processus qui est devenu complètement autonome et aveugle et qui s’effectue pour l’essentiel sans l’homme ne devrait susciter aucune exaltation romantique. Le progrès, d’une part, et la morale, d’autre part, sont devenus deux associés qui ont conclu une sorte d’alliance offensive contre la nature en général et contre la nature humaine en particulier :

« Le progrès a la tête en bas et les jambes en l’air, gigote dans l’éther et assure à tous les esprits rampants qu’il maîtrise la nature. Il a inventé la morale et la machine pour expulser de la nature et de l’homme la nature, et se sent à l’abri dans une construction du monde dont l’hystérie et le confort maintiennent la consistance. Le progrès célèbre des victoires à la Pyrrhus sur la nature. Le progrès fait des porte-monnaies avec de la peau humaine ». (ibid. p. 272).

18L’opinion de Kraus sur le progrès est résumée dans une formule très frappante :

« Le progrès est un point de vue et il a l’air d’être un mouvement (« Der Fortschritt », in : Die chinesische Mauer, p. 197).

[...]

Voir le document : Kraus, Spengler et le Déclin de l’Occident

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article