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Publié par Patrice Cardot

Le terme de « gouvernance mondiale » s’est peu à peu imposé dans le débat international. Il exprime le problème sur lequel se centrent beaucoup de débats : comment gouverner (la mondialisation) sans gouvernement (mondial) ? C’est-à-dire, comment exercer, par le jeu d’un ensemble de régulations partielles, un ensemble des fonctions qui, au sein des Etats-nations, relèvent usuellement des gouvernements ?
Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, cette question n’était pas posée. Qu’il s’agisse de désarmement commercial, de libéralisation des mouvements de capitaux ou d’aide au développement, le paradigme dominant restait celui de l’interdépendance, et donc de la gestion des relations entre Etats. Dans le nouveau contexte de l’après-guerre froide, cependant, une nouvelle vision se fait jour au cours de la décennie, à partir d’un ensemble d’interrogations : 
   • Montée du thème de la mondialisation et de l’affaiblissement consécutif des Etats-nations, qui débouche logiquement sur une perspective de transfert vers le niveau mondial d’instruments de régulation qui ont perdu de leur efficacité au niveau national ou régional. A partir de 1990, le thème de l’effacement des frontières commencent en effet à être popularisé sous l’effet notamment de la mobilité du capital. Une logique fonctionnaliste, à bien des égards analogue à celle qui prévaut dans la construction européenne, conduit alors ceux pour qui la mondialisation ne doit pas s’accompagner d’un affaiblissement des régulations publiques à plaider pour un progrès de la gouvernance mondiale.

    Réflexions américaines sur les conditions d’exercice du leadership dans un monde plus divers et progressivement plus équilibré, que ne structure plus l’opposition Est-Ouest. Libéré, temporairement au moins, de l’emprise du politique et au stratégique, l’économique s’autonomise. La création, au terme de l’Uruguay round, de l’OMC et de son organe de règlement des différends, symbolise l’affirmation d’un pouvoir arbitral opposable aux Etats les plus puissants, dont les décisions sont régies par des principes spécialisés de droit public international. La question de la puissance ne disparaît pas, mais elle tend à être cantonnée, dans un monde où l’influence sur les valeurs, les normes et les institutions – ce que Nye (2002) nomme soft power – prend une place croissante.

    Intensification des préoccupations relatives à l’environnement global, qui reçoivent une sanction multilatérale à l’occasion du sommet de la Terre de Rio (1992). Les questions du climat et de la biodiversité, qui sont mises en avant à cette occasion, sont symboliques d’une approche nouvelle, qui trouvera bientôt son expression conceptuelle avec l’expression de biens publics mondiaux.

    Apparition de conflits de normes (commerce et environnement, commerce et droits sociaux, commerce et santé publique) qui, prolongeant les débats classiques sur les effets sociaux des politiques de stabilisation macro-économique, soulèvent la question de l’arbitrage entre des objectifs également légitimes dans un système de gouvernance sectorielle où les grands domaines d’interdépendance sont chacun confié à une institution internationale spécialisée. Souvent limités, ces conflits sont cependant de grande portée symbolique, puisqu’ils posent la question des principes et des institutions d’arbitrage.

    Contestation croissante, enfin, des normes et des institutions internationales, de la part de pays en développement qui, ayant fait l’effort de s’intégrer dans l’économie mondiale, acceptent mal de voir les pays industriels conserver le pouvoir et privilégier leurs propres intérêts, et de la part d’une société civile pour laquelle le système de gouvernance internationale est devenu le vrai lieu du pouvoir, et qui s’insurge tout à la fois contre ses principes et ses procédures. Si ces deux critiques sont souvent opposées dans leurs présupposés et leurs objectifs, elles peuvent se rejoindrent pour contester l’emprise des pays développés et des grandes institutions, comme l’a symboliquement montré l’échec de la conférence ministérielle de l’OMC à Seattle (1999).

C’est dans ce contexte particulier qu’a été élaboré le rapport de Pierre Jacquet, Jean Pisani-Ferry et Laurence Tubiana pour le Conseil d’analyse économique sur la gouvernance mondiale (cf. infra) dont le texte qui suit synthétise l’analyse et les conclusions. Depuis lors, l’enchaînement des événements internationaux et l’affirmation d’une nouvelle doctrine américaine qui met au premier rang l’intérêt national et va parfois jusqu’à rejeter le concept de communauté internationale ont montré que les acquis du multilatéralisme étaient sensiblement moins assurés qu’on ne pouvait le penser à la fin des années quatre-vingt-dix, et que la marche vers un régime de gouvernance mondiale au gré de laquelle la souveraineté nationale cèderait toujours davantage le pas devant l’intérêt collectif était tout sauf certaine.
S’il fallait réécrire ce rapport aujourd’hui, sans doute ses auteurs donneraient-ils plus de place à la discussion des questions de pouvoir, pour examiner plus complètement la viabilité du modèle hégémonique, et expliciter les raisons pour lesquelles un Etat dominant peut accepter de se soumettre à la loi internationale. Les termes de cette discussion sont cependant connus : ils ont été de longue date énoncés par les théoriciens des relations internationales. La question de la gouvernance mondiale est, en revanche, plus neuve, et à ce titre justiciable d’une analyse approfondie. Quant aux interrogations qui la motivaient, elles n’ont pas disparu ni même vraiment perdu en intensité. La question de l’efficacité du système de gouvernance mondiale, c’est-à-dire de sa capacité à prendre en charge les problèmes centraux de l’interdépendance et de la fourniture des biens publics globaux, conserve toute son actualité. Celle de la légitimité de ces institutions et des décisions qu’elle produisent demeure elle aussi vivace.
Quant aux propositions qui y sont formulées, les auteurs avaient dès l’origine conscience qu’elles n’étaient guère susceptibles d’application immédiate. Leur but, dans ce rapport, n’était pas de fournir un vade mecum, mais de clarifier les problèmes d’architecture institutionnelle de la gouvernance économique mondiale, de proposer une perspective, et de l’illustrer par des recommandations concrètes. De ce point de vue, leurs propositions semblent conserver leur pertinence.

D’où viennent vraiment les difficultés ? En bonne part, d’erreurs ou de dysfonctionnements internes à chacun des domaines de l’intégration internationale : l’action des institutions internationales est décriée parce qu’elle ne convainc pas. Mais il serait erroné de vouloir réduire les difficultés à une série de défaillances sectorielles. Derrière des écueils à chaque fois spécifiques, se profilent une série de problèmes communs. Il y a, d’abord, crise des finalités. Aux orientations bien définies de l’après-guerre – organiser l’ouverture aux échanges, surveiller les politiques macroéconomiques, financer le développement – s’est substitué un enchevêtrement d’objectifs que ne structure plus une vision unifiée de l’avenir, alors même que l’intégration économique est devenue une fin en soi. Or la théorie économique a mis en cause les certitudes des modèles traditionnels et ne délivre plus de message univoque quant aux bénéfices de la libéralisation commerciale. Cela ne signifie pas que cette dernière n’est plus souhaitable, mais que ses fondements ne sont plus aussi simples.
L’architecture institutionnelle est déséquilibrée et incomplète. En dépit des capacités d’adaptation des organisations internationales, un décalage s’est creusé entre la nature des problèmes à traiter et l’architecture institutionnelle : celle-ci ne reflète pas la hiérarchie des problèmes d’aujourd’hui. Par exemple, l’environnement est devenu un sujet de préoccupation et de négociation central, mais il ne bénéficie pas d’un support institutionnel à la mesure de son importance.
Par ailleurs, les problèmes d’arbitrage et de coordination entre institutions
 font l’objet de solutions ad hoc, souvent judicieuses sur le fond mais peu satisfaisantes sur le plan des principes.

L’équité des structures de négociation est contestée. L’un des modèles de négociation les plus efficaces a de longue date été celui des clubs. Or ce modèle est aujourd’hui pris en défaut, du moins dans sa forme traditionnelle, parce que ceux qu’il laisse de côté acceptent de moins en moins de ne pas être partie prenante à la définition des normes. Les pays en développement posent ainsi la question de l’équité des règles internationales, et celle du leadership, c’est-à-dire celle du pouvoir.
Le défaut de procédures assurant la responsabilité démocratique ("accountability") des institutions multilatérales met en question la légitimité des décisions. Bien qu’elles dérivent du mandat que les États ont confié aux institutions, ces décisions font de plus en plus l’objet de mises en cause directes. Cette contestation et la réponse ad hoc qui lui a été donnée posent la question de la nature des institutions internationales : peuvent-elles, au mépris du réalisme, se présenter comme de simples agences d’exécution, dénuées de responsabilité politique propre ? Ou doivent-elles, et sur quelle base, assumer une identité politique à l’égard des opinions et des organisations de la société civile ? À travers les débats sur l’OMC ou le FMI, se trouve posée la question de la nature du système de gouvernance mondiale. 

La question de la gouvernance mondiale a déjà été abordée dans des rapports antérieurs du CAE mais, à chaque fois, à l’intérieur d’une problématique sectorielle déterminée, qui laissait à l’écart les enjeux communs aux différents champs sectoriels – nature des règles et des institutions internationales, gouvernance de ces institutions – et les problèmes d’architecture globale – relations entre champs sectoriels, équilibre entre institutions, pilotage d’ensemble. C’est à ces questions qu’est consacré ledit rapport. Il met davantage l’accent sur les principes de la gouvernance mondiale que sur le contenu des politiques qui en relèvent. 
La réflexion sur les principes est, en effet, essentielle pour réfléchir aux réformes de la gouvernance internationale, parce qu’il est impossible de répondre à un ensemble de questions très concrètement posées dans le débat public sur la mondialisation en demeurant au sein d’une approche sectorielle. En attestent, par exemple, les débats sur le champ d’intervention du FMI, ou ceux qui ont trait aux relations entre règles du commerce international et normes environnementales, sanitaires ou sociales.

 

    L’intégration économique et financière internationale est loin d’être un succès sans partage. À côté du rattrapage des riches par certains pays pauvres, il faut relever les échecs du développement, et les liens entre ouverture extérieure et croissance restent d’ailleurs imparfaitement élucidés. Entre les nations, comme d’ailleurs au sein des nations, il y a donc eu des gagnants et des perdants. Parmi ceux-là mêmes qui ont su tirer parti de la mondialisation des échanges, de très nombreux pays ont subi des crises financières violentes et coûteuses. La globalisation financière est potentiellement porteuse de bénéfices importants, mais qui nécessitent, pour être concrétisés, une maturité des systèmes financiers et une régulation financière à la mesure des risques que comporte la mobilité des capitaux.

    Avec la participation accrue des pays émergents et des pays en développement à l’intégration internationale, de nouveaux différends sont apparus dans la négociation commerciale. Ils opposent principalement le « Nord » et le « Sud », mais traversent aussi le Nord. Ces désaccords expliquent la série de revers qui a récemment marqué la négociation internationale : abandon des négociations sur l’AMI, fiasco de la conférence de l’OMC à Seattle, échec des négociations sur le climat à La Haye, que n’effacent pas les succès ultérieurs. Or les clivages internationaux ne sont pas en voie d’atténuation. La participation de la Chine à l’OMC est un changement de première grandeur, essentiellement positif mais aussi de nature à rendre la négociation commerciale multilatérale plus complexe.

    La mondialisation elle-même fait au sein des pays industrialisés l’objet d’une contestation accrue qu’il n’est plus possible d’ignorer ou de traiter par le mépris. Le phénomène a pris de l’ampleur et gagné en visibilité. Internationalisation plus authentique des mouvements sociaux, solidarité inter-thématique plus affirmée et radicalisation des formes d’expression témoignent des mutations de cette contestation. Ces questionnements sont bien évidemment très hétérogènes. Mais ils se nourrissent réciproquement : par exemple, la contestation s’alimente des échecs de la négociation ; et celle-ci devient elle-même plus délicate à mesure qu’elle s’efforce de concilier les intérêts des pays en développement et les préoccupations des opinions occidentales.

 

D’où viennent vraiment les difficultés ? En bonne part, d’erreurs ou de dysfonctionnements internes à chacun des domaines de l’intégration internationale : l’action des institutions internationales est décriée parce qu’elle ne convainc pas. Mais il serait erroné de vouloir réduire les difficultés à une série de défaillances sectorielles. Derrière des écueils à chaque fois spécifiques, se profilent une série de problèmes communs. Il y a, d’abord, crise des finalités. Aux orientations bien définies de l’après-guerre – organiser l’ouverture aux échanges, surveiller les politiques macroéconomiques, financer le développement – s’est substitué un enchevêtrement d’objectifs que ne structure plus une vision unifiée de l’avenir, alors même que l’intégration économique est devenue une fin en soi. Or la théorie économique a mis en cause les certitudes des modèles traditionnels et ne délivre plus de message univoque quant aux bénéfices de la libéralisation commerciale. Cela ne signifie pas que cette dernière n’est plus souhaitable, mais que ses fondements ne sont plus aussi simples.
L’architecture institutionnelle est déséquilibrée et incomplète. En dépit des capacités d’adaptation des organisations internationales, un décalage s’est creusé entre la nature des problèmes à traiter et l’architecture institutionnelle : celle-ci ne reflète pas la hiérarchie des problèmes d’aujourd’hui. Par exemple, l’environnement est devenu un sujet de préoccupation et de négociation central, mais il ne bénéficie pas d’un support institutionnel à la mesure de son importance. Par ailleurs, les problèmes d’arbitrage et de coordination entre institutions  font l’objet de solutions ad hoc, souvent judicieuses sur le fond mais peu satisfaisantes sur le plan des principes.
L’équité des structures de négociation est contestée. L’un des modèles de négociation les plus efficaces a de longue date été celui des clubs. Or ce modèle est aujourd’hui pris en défaut, du moins dans sa forme traditionnelle, parce que ceux qu’il laisse de côté acceptent de moins en moins de ne pas être partie prenante à la définition des normes. Les pays en développement posent ainsi la question de l’équité des règles internationales, et celle du leadership, c’est-à-dire celle du pouvoir. Le défaut de procédures assurant la responsabilité démocratique (accountability) des institutions multilatérales met en question la légitimité des décisions. Bien qu’elles dérivent du mandat que les États ont confié aux institutions, ces décisions font de plus en plus l’objet de mises en cause directes. Cette contestation et la réponse ad hoc qui lui a été donnée posent la question de la nature des institutions internationales : peuvent-elles, au mépris du réalisme, se présenter comme de simples agences d’exécution, dénuées de responsabilité politique propre ? Ou doivent-elles, et sur quelle base, assumer une identité politique à l’égard des opinions et des organisations de la société civile ? À travers les débats sur l’OMC ou le FMI, se trouve posée la question de la nature du système de gouvernance mondiale.


Comment concevoir la gouvernance mondiale ?

La nécessité d’un réexamen La mondialisation en danger ? Pour que le choix de l’intégration internationale soit durable, il faut que les populations en perçoivent les bénéfices, que les États s’entendent sur ses finalités, et que les institutions qui la gouvernent soient perçues comme légitimes.
Ces trois conditions ne sont que partiellement remplies.

Pour structurer la réflexion, il est utile de partir de faits stylisés sur l’intégration internationale. Les auteurs du rapport en distinguent quatre.

    Le caractère incomplet de l’intégration internationale. Malgré l’ouverture accrue des économies, de nombreux indicateurs attestent du caractère encore très fragmenté de l’économie mondiale, et de la persistance des frontières nationales. Il en résulte que l’utopie du monde sans frontières reste lointaine et que les États demeurent, et demeureront encore longtemps, des espaces pertinents de régulation.

    L’hétérogénéité des préférences collectives, en dépit d’une mondialisation souvent vue comme un processus implacable d’homogénéisation. Américains et Européens en fournissent une illustration : il n’y a guère convergence entre eux en ce qui concerne le partage entre sphère publique et sphère privée, la tolérance aux inégalités et la demande de redistribution, l’attitude face au risque, ou la conception des droits de propriété. Dans certains cas, même, la mondialisation agit comme facteur d’accentuation des différences, plutôt que comme force d’homogénéisation.

    La montée des problèmes globaux. Elle est illustrée par les alarmes sur l’environnement planétaire, mais ne s’y réduit pas. Elle déplace les priorités de l’intégration de la gestion des relations bilatérales vers l’organisation de l’action collective. En résulte un nouveau modèle de représentation et de gestion de l’interdépendance, qui tend à s’appliquer à un nombre croissant de domaines.

    Enfin le dernier fait saillant est l’émergence d’éléments de conscience civique planétaire, dont la contestation de la mondialisation est une composante. Un nombre rapidement croissant de mouvements et d’organisations porte le débat au niveau international ou mondial. Malgré ses limites, cette tendance est, à l’évidence, une réponse logique à la montée des questions de gouvernance mondiale. Il n’est au total possible ni de se représenter l’économie mondiale comme une entité en voie d’homogénéisation rapide, ni de s’en tenir à une représentation traditionnelle calquant, dans l’ordre économique, les principes du Traité de Westphalie. Il faut raisonner sur deux dimensions : celle de l’intégration (moins complète qu’on ne le croit) ; et celle de la solidarité née d’un destin commun (moins absente qu’on ne le suppose).
À ces deux dimensions peuvent être

 rattachées deux grandes visions de l’ordre économique international. La première mise sur des règles du jeu stables qui ont pour fonction de coordonner l’action des États et celle des entreprises. Selon cette vision, la gouvernance de l’économie mondiale réalise l’idéal libéral en évacuant le politique. Toute analogie avec un gouvernement national est par nature infondée. À l’inverse, la seconde approche présuppose l’existence d’objectifs communs et met l’accent sur la fonction exécutive. Elle fait de la gouvernance mondiale le prolongement de l’action des gouvernements nationaux. La pratique internationale hésite entre ces deux visions. La seconde a dominé l’après-guerre. Mais la première n’a pas disparu et inspire certaines critiques adressées au système multilatéral.
Sur cette base, comment analyser les modèles de gouvernance ? Le rapport identifie deux modèles classiques et trois modalités émergentes de gouvernance, qui sont successivement passés en revue. Fondé sur la transposition au niveau global du modèle de gouvernement démocratique des États fédéraux, le gouvernement mondial a l’attrait des utopies constituées. Mais il souffre de l’absence d’une citoyenneté mondiale qui pourrait en constituer le fondement. Il s’agit donc d’une référence intellectuelle plutôt que d’un modèle potentiellement opérationnel.
Le second modèle classique, celui de la coopération institutionnalisée des nations, peut revendiquer une opérationnalité certaine. Mais il souffre de plusieurs défauts : il est peu adapté au traitement des problèmes globaux parce que personne n’y représente l’intérêt général ; ses fondements sont mal assurés parce que la question de la pondération des voix n’a pas reçu de solution générale ; il est dépassé dans les faits, en raison de l’identité et de l’autonomie que les agences internationales ont déjà acquises.
Les trois modalités émergentes sont le réseau d’autorités indépendantes, le droit sans État et l’autorégulation privée.
L’idée de fonder la gouvernance mondiale sur un réseau d’autorités indépendantes prend appui sur le développement de telles instances au niveau national. Dévolues à une mission spécifique, ces institutions tirent leur légitimité de leur mandat, de leur efficacité dans l’accomplissement de leur tâche et de leur capacité à en rendre compte. La limite de ce modèle tient d’abord au fait qu’il n’est pas applicable à l’ensemble des domaines de gouvernance : nombre de décisions ne sont pas réductibles à l’exécution d’un mandat déterminé. Elle provient ensuite de ce que, comme l’illustre parfaitement le cas du FMI, la nature des problèmes que pose l’intégration internationale est éminemment évolutive.

La deuxième modalité, que les auteurs qualifient de droit sans État, met l’accent sur la capacité de la jurisprudence à produire un ensemble de normes à partir d’une base légale réduite. Inspirée notamment de l’expérience de l’Organe des règlements des différends (ORD) de l’OMC, elle conduit à évacuer le politique au profit de la création d’un droit de la mondialisation à vocation économique. Son attrait est d’offrir une réponse construite à des problèmes que la négociation internationale ne parvient pas à surmonter. Son défaut est de n’offrir qu’une solution partielle, qui résout en apparence seulement les questions de légitimité.
La troisième modalité, l’autorégulation privée, doit être mentionnée parce que son emprise s’étend, souvent par défaut, dans des secteurs d’où la régulation publique est absente. Elle est intéressante aussi parce qu’elle suggère des modalités de normalisation souples (soft law dans ses diverses variantes) dont la régulation publique a commencé à s’inspirer. Mais il ne s’agit pas d’une alternative construite. Aucun de ces modèles n’est complètement satisfaisant, aucun d’ailleurs n’est en voie de s’imposer au détriment des autres. Il faut donc concevoir le système de gouvernance mondiale comme une construction essentiellement hybride.


Principes pour une gouvernance hybride

Comment garantir la cohérence d’une gouvernance hybride ? Pierre Jacquet, Jean Pisani-Ferry et Laurence Tubiana proposent de penser les priorités de l’action collective internationale à partir de six principes. 

    * Principe de spécialisation. Il ne s’agit pas seulement ici d’efficacité. À la différence de ce qui se passe à l’intérieur d’un État, où la légitimité procède de la souveraineté populaire et s’organise par délégation globale à l’exécutif, la spécialisation des institutions multilatérales est indispensable à leur légitimité, parce qu’elle permet de spécifier le mandat qui leur est confié par traité, et facilite ensuite leur surveillance par les citoyens. Même s’il a servi de prétexte à des tentatives d’affaiblissement des institutions multilatérales, le principe de spécialisation doit donc être retenu. Il doit aller de pair avec un réexamen périodique du périmètre des institutions, de la définition de leur mandat, et des instruments dont elles sont dotées.

    * Principe de responsabilité politique. Ce principe est complémentaire du premier. Il porte d’abord sur le gouvernement des organisations multilatérales, c’est-à-dire sur la façon dont les États exercent leurs responsabilités d’actionnaires : définition des missions, fixation d’orientations, choix des instruments, coordination entre différentes institutions, contrôle a posteriori. Il touche ensuite au pilotage d’ensemble. Il s’agit ici de fixer les priorités de l’action collective internationale : seule une instance politique (comme l’actuel G7) peut décider si, dans un contexte donné, la priorité doit, par exemple, aller à la négociation commerciale ou à la réforme de l’architecture financière. 

   * Principe d’équilibre. Tant la structure institutionnelle que le poids respectif des normes relatives aux différents domaines sont fortement déséquilibrés. L’ordre international s’est construit sur le primat de l’économique, parce que les États ont trouvé intérêt à commercer entre eux. Cela ne justifie pas que par hystérèse institutionnelle, l’économie reste dominante à l’heure où de nouvelles préoccupations globales– environnement, santé, sécurité – s’imposent ; ni qu’elle bénéficie d’une espèce de présomption de prééminence dans les conflits de normes, lorsque les États sont convenus de faire place à d’autres valeurs que celles du commerce. Il faut donc rééquilibrer le système institutionnel et construire les conditions d’un équilibre des normes. À cet égard, le rapport examine différentes solutions et préconise finalement une méthode procédurale consistant à établir les organisations spécialisées comme « experts légitimes » dont la consultation serait requise en cas de conflit de normes. Concrètement, l’OMC devrait, pour des questions touchant à l’environnement dont elle aurait à traiter, requérir l’avis d’une Organisation mondiale de l’environnement à créer.

    * Principe de transparence et de démocratisation. L’exigence démocratique s’étend dorénavant à l’ensemble des décisions internationales. Cette quête paradoxale d’une démocratisation sans démocratie – puisque la démocratie mondiale n’existe pas – peut se résoudre par la transparence, la délibération et le contrôle. Elle implique l’ouverture aux acteurs de la société civile, notamment experts et ONG. À condition que ces dernières respectent aussi les exigences de transparence, elles ont un rôle à jouer tant dans la préparation en amont de la décision – mais pas dans la décision elle-même – et dans la surveillance de son exécution.

    * Principe de subsidiarité. L’échelon multilatéral n’est pas toujours optimal. La recherche d’une gouvernance globale efficace doit laisser beaucoup de place à la subsidiarité. Ce principe a également valeur tactique : même lorsque, à terme, le bon niveau est multilatéral, la démarche régionale ou plurilatérale est parfois le mieux à même de faire avancer l’action collective, car elle peut s’appuyer sur une certaine affinité des préférences et constituer un champ d’expérimentation utile. La mise en oeuvre de ce principe suppose aussi de renforcer le cadre multilatéral, pour éviter que le développement du régionalisme soit envisagé comme une alternative à l’échelon multilatéral.

    * Principe de solidarité. La montée des problèmes planétaires et l’émergence d’une conscience citoyenne appellent un renouveau de la réflexion sur la solidarité. Celle-ci doit viser d’abord une clarification des fondements de l’aide au développement, ensuite la définition d’un financement adéquat pour les biens publics globaux, sans évacuer la perspective d’une taxation internationale.


Propositions pour une gouvernance rénovée

Le rapport avait davantage pour objet de proposer une problématique que de formuler des propositions concrètes. Quatre priorités ressortent cependant de l’analyse.

    * Établir une instance politique légitime de gouvernance mondiale qui exerce à la place du G7 la fonction de pilotage d’ensemble. Cette instance devra associer les grands pays en développement. Différentes propositions ont été avancées, une solution pragmatique serait de combiner membres permanents et membres temporaires. Une telle évolution ne conduirait pas à faire disparaître le G7, mais à le recentrer sur sa fonction macroéconomique et monétaire, pour laquelle il reste l’instance pertinente.

    * Rééquilibrer l’architecture institutionnelle, d’abord en créant une Organisation mondiale de l’environnement, définissant les principes communs de doctrine et regroupant les Accords multilatéraux sur l’environnement existants ensuite en dotant les organisations « faibles » de moyens juridictionnels à l’image de l’ORD de l’OMC.

    * Impliquer les sociétés civiles en facilitant leur accès à l’information et en développant la surveillance des institutions multilatérales. Sous réserve de remplir elles-mêmes des conditions de transparence, les ONG devraient se voir doter d’un droit de saisine sur le respect des accords internationaux, d’un droit de proposition et d’une représentation dans les procédures de règlement des différends.

    * Intégrer les pays pauvres à travers un pacte de développement. Cela implique une ouverture plus déterminée des marchés du Nord, le cas échéant sur une base asymétrique ; une approche de la négociation commerciale qui donne un poids accru aux impératifs du développement en regard de la défense des intérêts de nos propres producteurs ; une association des pays en développement à la gouvernance ; une politique d’aide au développement plus ambitieuse et mieux fondée. Ce programme d’action conduit à poser les questions du rôle et des formes d’expression de l’Union européenne. En matière commerciale, elle est un acteur de premier plan. Mais dans les autres domaines comme l’environnement ou l’architecture financière internationale, elle peine à faire entendre une voix cohérente. Cette déficience est d’abord intellectuelle et renvoie aux insuffisances du débat économique européen. Elle tient ensuite à la gouvernance interne de l’Union. L’unification de sa représentation externe serait un moyen d’avancer. L’heure du G3 n’est pas venue, mais l’unification de la représentation au FMI envisagée dans la contribution du Trésor, associée au rapport, est une voie prometteuse. D’autres champs d’application immédiats sont l’environnement, l’aide au développement et, plus généralement, la gouvernance globale. Dans ces domaines, et pour des actions collectives concrètes et ciblées, il est envisageable de procéder par délégation temporaire de responsabilité.
Au moment où les principaux décideurs politiques du monde s'emploient à initier un processus aussi vertueux que possible de modernisation du système de gouvernance multilatérale, de tels éléments offrent, par leur caractère à la fois novateur et 'raisonnable', un éclairage utile sur quelques pistes de réforme qu'il conviendra d'explorer lors des différents travaux.

Nota : Ce texte reprend de manière libre, et selon une disposition différente, les éléments d'un texte important de Pierre Jacquet, Jean Pisani-Ferry et Laurence Tubiana ; texte pour l’essentiel issu de leur rapport publié au printemps 2002 sous l’intitulé : « Les institutions économiques de la mondialisation », in Gouvernance mondiale, rapport du Conseil d’analyse économique, La documentation française.

Nb : cet article a été publié une première fois en 2010

  

 

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