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Publié par ERASME

Regards-citoyens.com publie ci-après un large extrait de l'article « Noces d’or franco-allemandes : le couple est-il fini ? » de Ulrike Guérot, Directrice du bureau de Berlin du Conseil européen des relations étrangères (European Council on Foreign Relations, ECFR) publié dans Politique étrangère, vol. 77, n° 4, Hiver 2012-2013, p. 755-768.et en avant première sur le site diploweb.net (http://www.diploweb.com/Noces-d-or-franco-allemandes-le.html)

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Qu’est-ce que l’union politique : un débat allemand

Depuis l’été 2012, les Allemands ont mené le débat sur les conditions politiques d’une intégration fiscale, plongeant ainsi au cœur d’une discussion sur le futur de la démocratie en Europe. Le débat concerne les mécanismes d’accountability (responsabilité et contrôle politiques), qui impliquent sans doute l’émergence d’un mandat politique européen pour agir en commun dans des domaines tels que la politique bancaire, fiscale (y compris la taxation), la croissance ou la compétitivité (voir entre autres le rapport des quatre présidents européens pour une véritable union bancaire).

En septembre, le rapport du groupe sur le futur de l’Europe, sous l’égide de Guido Westerwelle, a souligné la nécessité de créer un véritable « espace public européen » – par une réforme du fonctionnement parlementaire, aux niveaux nationaux et européen – et donc un équilibre des pouvoirs – à la Montesquieu – au niveau européen. Les Allemands sont certes soupçonnés de lancer ce débat sur l’union politique pour ralentir l’avance vers l’intégration fiscale et de mettre la barre politique assez haut pour la rendre infranchissable. Mais même si le pays reste partagé sur le degré d’intégration souhaitable, au moins s’est-il déjà investi dans le débat : une telle démarche requiert-elle un changement constitutionnel, cette fois-ci par un référendum aux termes de l’article 146 GG de la Loi fondamentale ? L’arrêt de la Cour constitutionnelle a donné le feu vert au MES, mais il a surtout remis la décision ultime sur la constitutionalité d’une intégration fiscale renforcée dans les mains du politique. Les dés ne sont donc pas encore jetés et nul ne sait si l’Europe aura besoin d’une nouvelle Convention pour réformer ses traités ou si elle saura avancer selon une méthode plus incrémentale par l’intergouvernemental. Ici aussi la France et l’Allemagne pourraient suggérer une solution commune lors du 50e anniversaire de leur traité…

À chaque pas vers la communautarisation des dettes, la question du système démocratique européen est posée en Allemagne. Une réponse pourrait être la création d’un Parlement de la zone euro, sous-entité du Parlement européen. Chaque décision touchant aux règles fiscales, aux budgets de la zone euro, ne serait votée que par les députés de la zone euro. Une autre réponse pourrait être une sorte de Parlamentsverbund, réseau des parlements nationaux qui aurait un rôle de deuxième chambre. Ce débat rouvre bien entendu celui de l’Europe à deux vitesses, délicat surtout pour les pays qui souhaiteraient rejoindre rapidement une zone euro plus intégrée politiquement – voir la Pologne.

Du point de vue allemand (ou au moins de la Cour constitutionnelle), le Parlement européen actuel est incapable d’assurer le contrôle démocratique d’une future communauté de dettes, n’étant pas un parlement à représentation proportionnelle. Pour les Allemands, cette incapacité systémique concerne aussi les mesures de sauvetage de l’euro par le MES. Ce déficit démocratique structurel ne pourrait être comblé que si le Parlement européen fonctionnait sur le principe one man one vote, flanqué d’une deuxième chambre composée de parlementaires nationaux. L’idée d’une deuxième chambre n’est pas nouvelle. Elle avait déjà émergé lors de la Convention constitutionnelle de 2003. À l’époque elle fut rejetée, nul ne souhaitant doubler les institutions européennes d’une assemblée nationale populaire à la chinoise. Cette fois, c’est l’idée de faire davantage participer les parlements nationaux à l’intégration européenne qui suit son chemin. Le schisme franco-allemand d’hier opposait fédéralisme (allemand) et intergouvernemental (français). La nouvelle discorde opposera parlementarisme (allemand) et « exécutivisme » (français).

Avec une restructuration du Parlement européen, un Parlement pour la zone euro ou une deuxième chambre, le débat allemand – largement ignoré en France – met l’accent sur une nouvelle définition parlementaire de l’Europe : droit d’initiative pour le Parlement européen, droit de ce Parlement d’élire le « gouvernement européen » (ou du moins les personnes centrales de l’exécutif), prérogatives budgétaires avec droit de création d’impôts. Un contrôle accru du budget permettrait à lui seul d’élargir les capacités redistributives du Parlement et donc par exemple d’introduire une assurance chômage gérée au niveau européen. Sur de telles revendications, l‘imagination franco-allemande devrait être aux commandes ; mais le couple traîne des pieds.

Quid de la tradition française ?

La France semble venir d’un peu trop loin, avec sa tradition présidentielle, pour accepter de telles propositions. Mais l’Allemagne vient elle aussi de très loin pour accepter l’orientation de la BCE qui se dessine, avec un achat « illimité » d’obligations qui est, pour Berlin, à la limite de la légalité. Il est temps de bousculer les vaches sacrées : la communauté de dettes ne sera pas gratuite politiquement et ne pourra voir le jour sans un profond changement du système institutionnel de l’UE.

Nul ne prétend que la discussion européenne soit, en Allemagne, claire et sans arrière-pensée. Mais reconnaissons que c’est la troisième fois que les Allemands se prononcent pour plus d’intégration politique : en 1994 (rapport Schäuble-Lamers), en 2000 (discours de Joschka Fischer sur l’avant-garde à l’université Humboldt), aujourd’hui enfin.

Compte tenu de ses traditions philosophiques, la France est loin d’un patriotisme constitutionnel à la Jürgen Habermas [26], associant cogestion sociale, fédéralisme, autorité de la Cour constitutionnelle ou fondations politiques à la création démocratique. Rares sont les intellectuels français – néokantiens, multiculturalistes, cosmopolites – se rattachant à une tradition des Lumières dont Jürgen Habermas, Ulrich Beck ou encore Norbert Elias sont les représentants allemands et pour qui la construction européenne est d’abord une évolution vers un État postnational. Rares sont les penseurs français qui, comme Gérard Mairet, suivent la logique allemande : « Pour être réelle et absolument désirable, la démocratie [doit être] par essence transnationale et cosmopolitique. » L’exercice des droits individuels et de la démocratie ne peut plus se limiter à l’État-nation : l’Union européenne offre un nouveau cadre politique, une cosouveraineté où la démocratie peut aussi s’exercer.

Ni la France, ni l’Allemagne n’en sont là, et la République européenne n’est pas pour demain. Mais le 50e anniversaire pourrait être l’occasion de parler franc, d’ébaucher un horizon : l’Europe demande à tous à la fois un rapprochement et un changement des cultures politique et économique.

Les peuples : où en sont-ils ?

L’écart entre élites et peuples sur la question européenne est flagrant des deux côtés du Rhin. Le débat sur l’Europe s’est accéléré côté allemand lors de la rentrée politique. Et plusieurs événements ont créé un climat positif : la décision de la BCE de racheter sans limite les obligations des États en difficulté ; le feu vert (avec réserves) de la Cour constitutionnelle allemande le 12 septembre 2012 ; les avancées vers l’union bancaire. Mais le scepticisme des citoyens vis-à-vis de l’intégration grandit, et en France les souverainistes de gauche et de droite font la vie dure aux modérés qui entendent remettre Paris sur la route européenne. La pensée « républicaine », toujours présente en France, voit dans la construction européenne contemporaine une sorte de négation de l’Histoire et des nations et s’oppose à une politique d’austérité « imposée par l’Allemagne ».

Ni les Français ni les Allemands ne sont prêts à abandonner leur souveraineté, à en doter une nouvelle structure parlementaire européenne ou à renoncer à leur culture socio-économique. Mais ils ne veulent pas non plus renoncer à l’Europe et à ses avantages : des deux côtés du Rhin on balance entre un oui rationnel et un non émotionnel. En Allemagne, quelque 70 % des sondés refusent les « États-Unis d’Europe » ou une fédération européenne ; 54 % préféreraient sortir de l’euro, alors que 84 % prévoient que l’euro sera maintenu.

Quant à la France, la plaie du refus de 2005 y est encore béante et les Français demeurent largement divisés : l’aile gauche du Parti socialiste (PS) et les Verts, au gouvernement, sont contre une politique dite d’austérité ; ils sont rejoints par Marine le Pen et plus discrètement par une partie de l’UMP, traditionnellement étatiste, dirigiste et souverainiste, qui n’a jamais vraiment approuvé l’Europe intégrée et libérale de tradition allemande. La moitié des Français pourraient donc s’opposer à l’accélération des réformes économiques et à une restructuration du système européen. Outre-Rhin, le sentiment est le même, sauf qu’il est inverse, les Allemands se demandant par exemple s’il est opportun de se rapprocher du Sud et d’accepter plus d’inflation…

Avec le 50e anniversaire du traité de l’Élysée, Paris et Berlin se trouvent de facto face à l’hypothèse de la fusion de leurs systèmes politique et économique dans une Europe plus intégrée : il s’agit bien de faire émerger un nouveau contrat social à l’échelle européenne. Mais pour que le compromis franco-allemand puisse être fécond pour les autres, il vaut mieux que les deux acteurs divergent, que le couple se dispute ! Trop d’harmonie, voire une symbiose à l’image du couple « Merkozy », est dysfonctionnelle en ce qu’elle ne laisse guère de place aux autres pays.
Si l’Allemagne, derrière un discours public plus alarmiste, acceptait dans les faits un changement de rôle de la BCE (qu’annonce la décision du 6 septembre 2012) pour s’engager dans une union bancaire, il s’agirait d’une révolution culturelle. La route vers l’union bancaire est cahoteuse et Paris, Berlin et les autres n’ont pas abattu leurs cartes, en particulier quant au détail de l’accord possible – par exemple sur l’institution qui serait chargée de la supervision et sur les banques qui lui seraient soumises. Le rôle du franco-allemand est ici de préparer le terrain du compromis. Il reste que si les élites, des deux côtés du Rhin, s’accordent plus ou moins sur la nécessité d’un « plus d’Europe », les citoyens demeurent sceptiques. Et l’écart se creuse entre une logique économique et fiscale poussant à l’intégration et l’inertie des politiques nationales.

Quelle Europe, avec et pour quelle jeunesse ?

Les grands projets ont besoin de porteurs nombreux. La routine franco-allemande, huilée et technocratique, fonctionne normalement. En témoignent plus de 80 projets de coopération dans différents secteurs [34] (technologie, recherche, échange entre les jeunes, sécurité). Mais la normalité crée l’ennui, et particulièrement dans la jeunesse.

Ajoutons d’autres images, même implicites. Paris n’est pas cool, et d’ailleurs trop cher pour y faire des études ; et les jeunes Allemands ne rêvent plus de la Sorbonne, au contraire des années 1960, 1970 ou 1980, où l’on voulait suivre les traces de Sartre et de Beauvoir, où l’on se pressait aux séminaires de Lacan, de Foucault, de Baudrillard ou de Grosser. Quarante ans de travail de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) et tout l’argent investi n’ont pas fait de la France un pôle d’attraction pour les Allemands, et réciproquement (même si Berlin devient un pôle d’attraction pour les jeunes Français).

Cette nouvelle « normalité » se reflète dans la baisse de l’apprentissage de la langue de l’autre, des échanges entre jeunes et des traductions. Seul le nombre des touristes augmente : les Allemands dans le Sud de la France ; les Français à Berlin… Pour un jeune Allemand, comme pour un jeune Français d’aujourd’hui, le centre de la curiosité culturelle n’est plus à Paris ou à Berlin, mais à Shanghai, au Caire ou à Dubaï. Comment, dès lors, développer une identité européenne encore plus intégrée et intense, comme l’exige la crise présente ? Les jeunes veulent profiter de l’Europe mais peut-être pas la défendre, et sans doute sous-estiment-ils les risques de désintégration, désormais manifestes.

L’Europe existe certes, pour les jeunes, mais elle n’a pas d’histoire. L’histoire d’une Europe post-1989, puissante et visible dans le monde, reste à écrire – et il en est de même pour son principal moteur, les relations franco-allemandes. Comment et pourquoi une jeunesse distanciée des récits des conflits mondiaux réussirait-elle le saut fédéral que les pères fondateurs et leurs héritiers ont échoué à concrétiser dans des circonstances favorables ? Il faut reconstituer un récit européen pouvant déboucher sur une réponse commune à la question : que voulons-nous faire ensemble dans le monde et pour le monde ?

La jeune génération prendra-t-elle cette tâche à cœur ? Et d’ailleurs, quels jeunes ? Les études (pour l’Allemagne) montrent que la mobilité augmente pour le segment supérieur, le plus aisé, de la société et qu’elle décroît pour les segments les plus vulnérables : le jeune de Berlin-Marzahn ne vient pas à Berlin-Mitte, comme le jeune beur de la banlieue parisienne va rarement à Paris, hors les Champs-Élysées… On a d’abord bâti l’Europe pour et sur la clientèle Erasmus et EasyJet. Les autres n’ont que peu profité de l’UE, si cette dernière ne les a pas franchement délaissés : voir les jeunes chômeurs de Grèce, d’Espagne ou d’Italie …

Le jeune Allemand a plutôt appris depuis la Coupe du monde de football de 2006 qu’il pouvait montrer son drapeau ; il a aussi appris que l’Europe et l’euro représentaient un coût certain pour l’Allemagne. En France comme en Allemagne, la jeunesse, si elle s’intéresse à l’Union européenne, est plus agnostique que romantique. L’Europe n’est plus son chantier. La scission politique provoquée par la chute du Mur en 1989 est probablement plus grande que l’on ne pense : il y a clairement un problème intergénérationnel en Europe, et il vaudrait mieux s’y confronter, au risque de troubler la fête… C’est peut-être la tâche franco-allemande la plus urgente : rendre l’Europe à nouveau attractive pour la jeunesse, dire que l’Europe ne peut progresser sans l’engagement des jeunes générations. Aujourd’hui comme en 1963, c’est la jeunesse qui décide si le franco-allemand, et donc l’Europe, est fini – ou non !


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